dimanche 16 novembre 2014

La mort du juge Michel - Thierry Colombié

L’enquête de Thierry Colombié sur l’assassinat du juge Michel en 1981 à Marseille nous révèle certains éléments à l'origine des dysfonctionnements actuels de la France. 


Pierre Michel était un magistrat d’une grande intelligence débarqué dans la cité phocéenne et qui s’était donné comme objectif de la « nettoyer » du crime organisé. Or celui-ci y était profondément enraciné depuis l’avant-guerre et les excès de zèle du juge n’ont pas été tolérés. Comme le dit Thierry Colombié : « Pour sa hiérarchie et les hauts fonctionnaires du ministère parisien, la lutte contre le crime organisé n’était pas une priorité absolue, loin s’en faut ». 
Persuadé que la French connection (tombée dix ans plus tôt) n’avait pas disparu, il partit à la chasse des derniers laboratoires de fabrication d’héroïne clandestins (avec toujours en toile de fond la DEA américaine créée en 1973 et engagée dans ce combat). Peu à peu son enquête mit à jour des liens entre le « milieu » et le financement des partis politiques (1981 est une année électorale), ainsi que les caisses noires – sur fond de réseaux francs-maçons – du fameux SAC (service d’action civique, organisation au service du général de Gaulle puis de ses successeurs gaullistes) dont la fonction était «  de fournir gros bras et colleurs d’affiche, assurer la sécurité des meetings politiques, surveiller opposants et détracteurs, surtout des représentants de la justice aixoise et marseillais refusant de marcher droit. Sans oublier les deux axes du Service : accentuer la pression sur les étrangers et les indicateurs, quitte à les torturer ; alimenter la pompe à fric clandestine tant pour régler les faux frais des cadres du Service que pour constituer un trésor de guerre ». Après l’élection de Mitterrand, le SAC était en pleine ébullition et prêt à tout pour faire disparaître ses traces et s’opposer aux « Rouges ». Thierry Colombié revient sur la tuerie d’Auriol, où des individus du SAC avaient exterminé toute la famille d’un des leurs, y compris sa femme et son jeune fils. C’est l’une des scènes les plus fortes de ce livre et ce massacre conduisit d’ailleurs au démantèlement du SAC par la gauche.
 
Les nettoyages post-électoraux impactaient aussi la mairie de Marseille qui était (et est probablement toujours) une gigantesque blanchisseuse (par exemple via la CEGM, groupe d’entreprises vivant essentiellement des marchés publics, cœur du système de corruption à Marseille, en France et partout dans le monde) permettant de faire vivre un écosystème très vaste et nébuleux. La curiosité du juge déplaisait donc à beaucoup de monde et menaçait les réseaux souterrains mis en place depuis l’après-guerre. Marseille était aussi à cette époque déchirée par la guerre intestine entre le clan de Gaëtan Zampa (« Tany ») et celui son ex-ami Jacques Imbert (dit « Jacky le Mat », signifiant le fou en provençal) qui fit plusieurs centaines de morts (et disparus), sur fond d’interdiction par la gauche des cercles de jeu. Le juge Michel a eu le malheur de se trouver au mauvais moment au mauvais endroit, au cœur de ce marigot. L’ordre de son exécution aurait pu venir de tous mais il est finalement venu de François Girard, un chimiste et trafiquant (associé aux Libanais de la plaine du Bekaa et à Roberto Pannunzi de la ‘Ndrangheta qui deviendra le premier trader mondial de cocaïne) incarcéré aux Baumettes et qui voyait d’un très mauvais œil le juge relier différentes affaires dans lesquelles il était impliqué.
Gaston Defferre, devenu ministère de l’Intérieur de Mitterand, avait déclaré : « on ne tue pas les juges à Marseille » après l’assassinat du juge Renaud (dit "Le shériff") à Lyon en 1975 qui avait eu un destin similaire pris lui entre les affaires du SAC et de celles du gang des Lyonnais.
Le livre de Thierry Colombié fait du bien car il permet de resituer cet événement majeur dans un contexte très complexe que l’histoire et le cinéma ont tendance à simplifier (comme ce sera certainement le cas avec la sortie en décembre du film « La French » avec Jean Dujardin – dans le rôle du juge Michel -  et Gilles Lelouche – dans le rôle de Gaëtan Zampa). Le monde interlope dans lequel se croisent criminels et politiques est la fondation gangrénée de notre société et il obéit à des règles relevant plus des pulsions et des bas instincts humains, que de la logique. Si on n’intègre pas ces dimensions, impossible de comprendre ce qui se passe.
A noter que le livre de Thierry Colombié s’ouvre sur la rencontre à Palerme entre le juge Pierre Michel et Giovanni Falcone (les deux martyrs de la lutte anti-mafia qui m’ont servi de modèles pour mon personnage de Fernando Salazar – le père d’Abel – tué lui par les cartels mexicains pour défendre les intérêts d’un groupe financier occulte américain) et s’achève par l’assassinat du juge (voir ces images du journal télévisé sur le site de l'INA). Pour les lecteurs attentifs d’Ombres et Lumières, dans l’épilogue final qui se déroule à Marseille, Lucy et Abel remontent l’avenue du Prado (P. 533) en direction des Calanques et passent devant la cité radieuse dessinée par l’architecte Le Corbusier  (surnommée « la maison du fada ») et devant laquelle fut abattu Pierre Michel, à 38 ans, par deux individus à moto, comme Fernando Salazar.

"Si la société est pourrie, on a beau la combattre, cela revient à combattre une hydre qui a des milliers de têtes. On en coupe quelques-unes mais il y en a toujours deux ou trois qui renaissent. Je me sens davantage désabusé par la société, par cette gangrène qui nous mine. Finalement, on a les truands qu'on mérite. En cela, certainement, Pierre et mort pour rien."
Bernard Michel, avocat et frère du juge Michel. 

mercredi 12 novembre 2014

Ile de Pâques : effondrement ou transition ?

 
Île de Pâques : effondrement ou transition ?


Le futur dépend de ce que nous faisons de notre présent.
Mahatma Gandhi


En cette soirée du dimanche de Pâques de 1722, l'Amiral hollandais Jacob Roggeveen et son équipage accostent sur l'île qui gardera pour nom le jour de sa découverte. Les étranges statues géantes dressées sur les rivages de cette terre déboisée paraissent être l'œuvre d'une civilisation avancée mais les indigènes qu'ils rencontrent ne semblent pas pouvoir être les auteurs de telles merveilles. Située à quatre mille kilomètres des côtes chiliennes et de Tahiti et à deux mille kilomètres de l'île la plus proche, elle est littéralement perdue dans l'immensité de l'Océan Pacifique. Il faudra plusieurs siècles pour commencer à percer les mystères de l'île la plus isolée de la planète. Et la véritable histoire pourrait être bien plus heureuse que celle que vous déjà entendue.

L’histoire de l’île de Pâques telle qu’on nous l’a toujours contée : l’effondrement

L'île fut colonisée pour la première fois au cinquième siècle de notre ère par une tribu polynésienne sillonnant le Pacifique. À son arrivée, cette terre vierge comportait une végétation et des ressources abondantes. Comme il était difficile de repartir, les Polynésiens s'y installèrent et en quelques siècles l'étonnante civilisation des statues moaï prit son essor. Les habitants étaient répartis alors en trois castes : les paysans, les sculpteurs et les prêtres. Compte tenu des dimensions confortables de l'île et des ressources disponibles, les membres des différentes castes vécurent en bon ménage et la population augmenta de manière régulière. On estime que de la cinquantaine d'arrivants initiaux, la population s'éleva jusqu'à plus de dix mille habitants au dix-septième siècle. Ce développement florissant ne se fit malheureusement pas en harmonie avec les ressources naturelles de l'île. La totalité des arbres, nous a-t-on dit jusqu’à présent, fut abattue pour permettre notamment l'acheminement des lourdes statues jusqu'au rivage. La disparition des arbres rendit alors impossible la construction d'embarcations solides et donc la fuite vers de nouveaux rivages.

À l'apogée de leur civilisation et aveuglés par le culte des moaï, les Pascuans, prisonniers au milieu du Pacifique, auraient signé leur arrêt de mort. Selon de nombreux écrits, les sols dénudés furent lessivés par les pluies et il devint un jour impossible de nourrir la totalité de la population. Des luttes terribles opposèrent les paysans et les gardiens du culte moaï qui finirent par s'entre-dévorer. Le déclin total de la civilisation pascuane s'en suivit. Les statues dressées furent tour à tour couchées par les survivants souhaitant effacer cette civilisation absurde de leur mémoire. De la nature florissante, il n’aurait subsisté plus qu'une île désolée. Les Pascuans auraient fait, avant nous, la douloureuse expérience d’une vie dans un monde fini duquel on ne peut s'échapper.

Tout cela est bien connu et l’exemple de cette île a été utilisé depuis des décennies par les écologistes pour illustrer ce qui adviendrait à une civilisation qui ne saurait pas gérer ses ressources finies [1][2]. Or, l’histoire de Rapa-Nui pourrait ne pas avoir été exactement celle-ci. 

Une histoire possible : l’adaptation et la transition

Nicolas Cauwe est un archéologue belge renommé, conservateur des collections d’Océanie aux Musées royaux d'art et d'histoire de Bruxelles. Depuis 1992, il s’intéresse aux moaïs et les résultats de ses dix années de fouilles archéologiques [3] ne corroborent pas la légende devenue histoire officielle. Ses découvertes font écho à d’autres travaux archéologiques restés confidentiels. Tout d’abord l’analyse d’une centaine de squelettes n’a montré aucune carence alimentaire, contredisant l’hypothèse d’une famine. Ces mêmes squelettes ne portaient aucune trace de morsures ou de blessures, invalidant les présomptions de cannibalisme ou de combats violents. Il conteste enfin l’existence de guerres fratricides du fait de l’absence de traces de destruction et la difficulté à trouver des armes (ce que l’on avait pris pour des pointes de flèches étaient en fait des outils du quotidien).

Au contraire Nicolas Cauwe met en avant la très forte adaptabilité du peuple pascuan au nouveau contexte déboisé de l’île. Passant de l’exploitation d’une forêt luxuriante à celui d’une steppe monotone exposée aux vents marins, les Pascuans auraient par exemple mis au point au fil des générations une technique connue sous le nom de mulch lithic et qui consiste à planter dans le sol des blocs de basalte afin de réduire l’érosion, prélever la rosée du matin et donner les minéraux nécessaires aux cultures.

Privés des cours d’eau qui se forment naturellement dans les forêts polynésiennes, les Pascuans ont aussi développé d’ingénieux systèmes pour exploiter l’eau des résurgences en bord de mer. Ils ont également bâti des bassins au flanc du volcan Terevaka pour retenir les eaux de pluie.

Plus intéressant encore, l’adaptation économique aux nouvelles conditions s’est accompagnée d’un changement de culte avec l’apparition du dieu Makemake qui a remplacé celui moribond associé aux ahu-moai (qui était un culte des anciens). Pour reprendre les mots de Nicolas Cauwe :

« Il est certain qu’une divinité fédératrice fut sans doute plus efficace pour affronter les temps nouveaux que les rois ou les héros divinisés qui ne travaillaient que pour leurs descendants, c’est-à-dire pour des confédérations établies sur des bases familiales ou claniques. Makemake est le symbole de nécessités inédites qui ont forcé les Rapanui à resserrer les rangs. Traditionnellement, en Polynésie, les dieux créateurs laissent la gestion du monde aux ancêtres. A l’île de Pâques, ils ont été sollicités pour reprendre en mains en mains leur création. Les Rapanui, partout désignés comme l’exemple à ne pas suivre, car responsables d’une destruction de l’environnement qui leur fut fatale, sont, au contraire, ces gens ingénieux qui surent relever le défi d’un changement de milieu. » [4]

C’est bien au pied du mur que l’humanité a toujours été la plus créative et si l’on en croit ce chercheur l’effondrement du peuple pascuan semble plutôt avoir été causé par l’arrivée des colons européens, qui ont amené avec eux maladies, rongeurs et esclavage. On laissera la communauté scientifique débattre de ces travaux.

Le mythe de l’effondrement de l’île de Pâques a joué un grand rôle pour nous alerter de dangers que courrait l’humanité. Maintenant c’est peut-être ce mythe actualisé qui nous donnera l’énergie pour enfin arriver à vivre dans un petit monde.

Un grand merci à André-Jean Guérin, trésorier de la fondation Nicolas Hulot et membre de CESE, qui m’a aiguillé vers les travaux de Nicolas Cauwe.

[1] Jean-Marie Pelt, Le Tour du monde d’un écologiste, Fayard, 1992.
[2] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2005.
[3] Nicolas Cauwe, Ile de Pâques, le grand tabou. Dix années de fouilles reconstruisent son histoire, Editions Versant Sud, 2011.
[4] Nicolas Cauwe, Morgan De Dapper et Dominique Coupé, Suicide écologique à l’Île de Pâques : ce qu’en dit l’archéologie, SPS n° 305, juillet 2013.