mercredi 26 janvier 2011

Le plongeur et le coelacanthe

Aujourd’hui, je viens de voir quelque chose d’extraordinaire qui vient confirmer que nous vivons sur une planète merveilleuse, et que le progrès et l’Homme ne sont pas toujours aussi noirs que certains voudraient nous le dire.


Je vous avais parlé dans un précédent post de l’histoire du coelacanthe (Le coelacanthe : le dernier taxon Lazare ?), ce poisson préhistorique inchangé depuis 60 millions d’années dont le premier specimen fut découvert au milieu du siècle dernier dans les filets d’un chalutier en Afrique du Sud. Depuis ma tendre enfance, je suis fasciné par cet animal, dont on peut admirer un exemplaire (naturalisé) au Museum d’Histoire Naturelle mais j’avais toujours regretté de ne jamais en voir de vivants. En effet, cet animal vit à plus de 100 mètres de profondeur et ne peut pas vivre à la pression atmosphérique.


Ces dernières années, à cause de la multiplication des chaluts en eaux profondes, le nombre de prises accidentelles de coelacanthes a explosé, mais à chaque fois les « vieux quadrupèdes » étaient morts. Il y a quelques années, j’avais quand même été en partie satisfait car des sous-marins de poche avaient réussi à filmer des coelacanthes dans leurs cavernes dans un tombant des Comores mais les images étaient de mauvaise qualité et les coelacanthes assez statiques. Deux équipes, celle d’Hans Fricke en Allemagne (vous pouvez voir les images qu’il a tournées sur mon précédent post sur les coelacanthes) et de Masamitsu Iwata au Japon, qui a récemment filmé le premier bébé coelacanthe (31.5cm). Ce Japonais a également l’ambition de capturer un coelacanthe vivant et de le ramener dans un zoom marin japonais, ce qui en ferait une attraction unique au monde. Sachant qu’un simple dauphin de delphinarium se monnaye à 300 000 $, on peut imaginer qu’une telle créature se vendrait des millions de dollars. Si la technologie le permettait, un marché noir menacerait cette espèce protégée (comme cela est raconté dans le thriller H20 ou bien à la page 78 de mon roman Siècle bleu). Mais ce n’est pas le sujet de ce post. Laissons la place au rêve.


L'an dernier, une prouesse extraordinaire a été réalisée dans l’observation des coelacanthes : des hommes ont réussi à plonger et à nager avec eux ! Beaucoup de gens affirment qu’il s’agit de la plus importante découverte en plongée sous-marine. Cette prouesse est le fruit de la rencontre entre Nicolas Hulot et Laurent Ballesta, l’un des meilleurs photographes sous-marins au monde. Ballesta a plongé pendant au Mozambique avec du matériel hors du commun. En un mois et demi, il a enchaîné 18 plongées à 120 mètres de profondeur (plongées à hauts risques nécessitant jusqu’à 5 heures de paliers de décompression) mais il a réussi à rencontrer le vieux poisson. Le film a été diffusé le 29 décembre 2010 dans l’émission Ushuaïa Nature, je vous laisse admirer les images.


Vous pouvez aussi lire le beau récit de l’aventure de Laurent Ballesta dans Paris Match du 15 juillet dernier.


Certains diront qu’il n’aurait pas fallu aller déranger le vieux poisson, mais je crois que Ballesta et ses compères sont parmi les gens les plus respectueux de la faune et de la flore qu’ils rencontrent. Je crois aussi que ces images serviront à faire comprendre à tous la majesté de cet animal qu’il faut protéger à tout prix des chaluts profonds et surtout du projet de port de commerce dont la Tanzanie souhaite se doter, exactement à l’endroit où se trouve la réserve de coelacanthes. Le seul risque serait que l'exploit de Ballesta attire de nombreux autres plongeurs, mais cela nécessite une telle pratique de la plongée, que le vieux poisson aura encore de paisibles journées devant lui.


Vive les coelacanthes, vive l’Homme et vive le progrès quand il est utilisé ainsi !


dimanche 9 janvier 2011

Edgard Morin : le probable et l'improbable

J'aime Edgard Morin. Depuis longtemps. Dans l'édition du 8 janvier du Monde, Edgard Morin pose un regard sans concession mais, comme d'habitude, éclairant sur l'état de notre société et son avenir. J'aime cet optimisme réaliste et inspiré, que je m'efforce aussi, à mon humble niveau, de rechercher. Il m'a toujours beaucoup inspiré et ce n'est pas par hasard que la plupart des idées avancées ici sont au coeur du projet Siècle bleu, et particulièrement du tome 2 en préparation. Deux phrases sont particulièrement importantes dans le texte ci-dessous :
  • La course a commencé entre le désespérant probable et l'improbable porteur d'espoir. Ils sont du reste inséparables : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve" (Friedrich Hölderlin), et l'espérance se nourrit de ce qui conduit à la désespérance.
  • "Le probable n'est pas certain et souvent c'est l'inattendu qui advient".

Edgar Morin : "Les nuits sont enceintes"

LEMONDE 08.01.11 | 13h51 • Mis à jour le 09.01.11 | 17h21

En 2010, la planète a continué sa course folle propulsée par le moteur aux trois visages mondialisation-occidentalisation-développement qu'alimentent science, technique, profit sans contrôle ni régulation.

L'unification techno-économique du globe se poursuit, sous l'égide d'un capitalisme financier effréné, mais elle continue à susciter en réaction des "refermetures" ethniques, nationales, religieuses, qui entraînent dislocations et conflits. Libertés et tolérances régressent, fanatismes et manichéismes progressent. La pauvreté se convertit non seulement en aisance de classe moyenne pour une partie des populations du globe, mais surtout en immenses misères reléguées en énormes bidonvilles.

L'occidentalisation du monde s'est accompagnée du déclin désormais visible de l'Occident. Trois énormes nations ont monté en puissance ; en 2010, la plus ancienne, la plus peuplée, la plus économiquement croissante, la plus exportatrice intimide les Etats d'Occident, d'Orient, du Sud au point de susciter leur crainte d'assister à la remise d'un prix Nobel à un dissident chinois emprisonné.

En 2010 également, pour une première fois, trois pays du Sud se sont concertés à l'encontre de toute influence occidentale : Turquie, Brésil et Iran ont créé ce sans précédent. La course à la croissance inhibée en Occident par la crise économique se poursuit en accéléré en Asie et au Brésil.

La mondialisation, loin de revigorer un humanisme planétaire, favorise au contraire le cosmopolitisme abstrait du business et les retours aux particularismes clos et aux nationalismes abstraits dans le sens où ils s'abstraient du destin collectif de l'humanité.

Le développement n'est pas seulement une formule standard d'occidentalisation qui ignore les singularités, solidarités, savoirs et arts de vivre des civilisations traditionnelles, mais son déchaînement techno-économique provoque une dégradation de la biosphère qui menace en retour l'humanité.

L'Occident en crise s'exporte comme solution, laquelle apporte, à terme, sa propre crise. Malheureusement, la crise du développement, la crise de la mondialisation, la crise de l'occidentalisation sont invisibles aux politiques. Ceux-ci ont mis la politique à la remorque des économistes, et continuent à voir dans la croissance la solution à tous les problèmes sociaux. La plupart des Etats obéissent aux injonctions du Fonds monétaire international (FMI), qui a d'abord partout prôné la rigueur au détriment des populations ; quelques-uns s'essaient aux incertitudes de la relance

Mais partout le pouvoir de décision est celui des marchés, c'est-à-dire de la spéculation, c'est-à-dire du capitalisme financier. Presque partout les banques, dont les spéculations ont contribué à la crise, sont sauvées et conservées. Le marché a pris la forme et la force aveugle du destin auquel on ne peut qu'obéir. La carence de la pensée partout enseignée, qui sépare et compartimente les savoirs sans pouvoir les réunir pour affronter les problèmes globaux et fondamentaux, se fait sentir plus qu'ailleurs en politique. D'où un aveuglement généralisé d'autant plus que l'on croit pouvoir disposer des avantages d'une "société de la connaissance".

Le test décisif de l'état de régression de la planète en 2010 est l'échec de la personne la plus consciente de la complexité planétaire, la plus consciente de tous les périls que court l'humanité : Barack Obama. Sa première et modeste initiative pour amorcer une issue au problème israélo-palestinien, la demande du gel de la colonisation en Cisjordanie, s'est vu rejeter par le gouvernement Nétanyahou. La pression aux Etats-Unis des forces conservatrices, des évangélistes et d'une partie de la communauté juiver paralyse tout moyen de pression sur Israël, ne serait-ce que la suspension de l'aide technique et économique. La dégradation de la situation en Afghanistan l'empêche de trouver une solution pacifique au conflit, alors qu'il est patent qu'il n'y a pas de solution militaire. L'Irak s'est effectivement démocratisé, mais en même temps s'est à demi décomposé et subit l'effet de forces centrifuges. Obama résiste encore aux énormes pressions conjuguées d'Israël et des chefs d'Etat arabes du Moyen-Orient pour intervenir militairement en Iran. Mais la situation est devenue désespérée pour le peuple palestinien.

Tandis qu'Etats-Unis et Russie établissent en 2010 un accord pour la réduction des armes nucléaires, le souhait de dénucléarisation généralisée, unique voie de salut planétaire, perd toute consistance dans l'arrogance nucléaire de la Corée du Nord et l'élaboration probable de l'arme nucléaire en Iran. Si tout continue l'arme nucléaire sera miniaturisée, généralisée et privatisée.

Tout favorise les montées aux extrêmes y compris en Europe. L'Europe n'est pas seulement inachevée, mais ce qui semblait irréversible, comme la monnaie unique, est menacé. L'Europe, dont on pouvait espérer une renaissance de créativité, se montre stérile, passive, poussive, incapable de la moindre initiative pour le conflit israélo-palestinien comme pour le salut de la planète. Pire : des partis xénophobes et racistes qui prônent la désintégration de l'Union européenne sont en activité. Ils demeurent minoritaires, comme le fut pendant dix ans le parti nazi en Allemagne que nul dans le pays le plus cultivé d'Europe, dans le pays à la plus forte social-démocratie et au plus fort Parti communiste, n'avait imaginé qu'il puisse accéder légalement au pouvoir.

La marche vers les désastres va s'accentuer dans la décennie qui vient. A l'aveuglement de l'homo sapiens, dont la rationalité manque de complexité, se joint l'aveuglement de l'homo demens possédé par ses fureurs et ses haines.

La mort de la pieuvre totalitaire a été suivie par le formidable déchaînement de celle du fanatisme religieux et celle du capitalisme financier. Partout, les forces de dislocation et de décomposition progressent. Toutefois, les décompositions sont nécessaires aux nouvelles compositions, et un peu partout celles-ci surgissent à la base des sociétés. Partout, les forces de résistance, de régénération, d'invention, de création se multiplient, mais dispersées, sans liaison, sans organisation, sans centres, sans tête. Par contre, ce qui est administrativement organisé, hiérarchisé, centralisé est sclérosé, aveugle, souvent répressif.

L'année 2010 a fait surgir en Internet de nouvelles possibilités de résistance et de régénération. Certes, on avait vu au cours des années précédentes que le rôle d'Internet devenait de plus en plus puissant et diversifié. On avait vu qu'il devenait une force de documentation et d'information sans égale ; on avait vu qu'il amplifiait son rôle privilégié pour toutes les communications, y compris celles effectuées pour les spéculations du capitalisme financier et les communications cryptées intermafieuses ou interterroristes.

C'est en 2010 que s'est accrue sa force de démocratisation culturelle qui permet le téléchargement gratuit des musiques, romans, poésies, ce qui a conduit des Etats, dont le nôtre, à vouloir supprimer la gratuité du téléchargement, pour protéger, non seulement les droits d'auteur, mais aussi les bénéfices commerciaux des exploitants des droits d'auteur.

C'est également en 2010 que s'est manifestée une grande force de résistance informatrice et démocratisante, comme en Chine, et durant la tragique répression qui a accompagné l'élection truquée du président en Iran. Enfin, la déferlante WikiLeaks, force libertaire ou libertarienne capable de briser les secrets d'Etat de la plus grande puissance mondiale, a déclenché une guerre planétaire d'un type nouveau, guerre entre, d'une part, la liberté informationnelle sans entraves et, d'autre part, non seulement les Etats-Unis, dont les secrets ont été violés, mais un grand nombre d'Etats qui ont pourchassé les sites informants, et enfin les banques qui ont bloqué les comptes de WikiLeaks. Dans cette guerre, WikiLeaks a trouvé des alliés multiples chez certains médias de l'écrit ou de l'écran, et chez d'innombrables internautes du monde entier.

Ce qui est remarquable est que les Etats ne se préoccupent nullement de maîtriser ou au moins contrôler "le marché", c'est-à-dire la spéculation et le capitalisme financier, mais par contre s'efforcent de juguler les forces démocratisantes et libertaires qui font la vertu d'Internet. La course a commencé entre le désespérant probable et l'improbable porteur d'espoir. Ils sont du reste inséparables : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve" (Friedrich Hölderlin), et l'espérance se nourrit de ce qui conduit à la désespérance.

Il y eut même, en 1940-1941, le salut à partir du désastre ; des têtes de génie sont apparues dans les désastres des nations. Churchill et de Gaulle en 1940, Staline qui, paranoïaque jusqu'aux désastres de l'Armée rouge et de l'arrivée de troupes allemandes aux portes de Moscou, devint en automne 1941 le chef lucide qui nomma Joukov pour la première contre-offensive qui libéra Moscou. C'est avec l'énergie du désespoir que les peuples de Grande-Bretagne et d'Union soviétique trouvèrent l'énergie de l'espoir. Quelles têtes pourraient surgir dans les désastres planétaires pour le salut de l'humanité ? Obama avait tout pour être une de ces têtes, mais répétons-le : les forces régressives aux Etats-Unis et dans le monde furent trop puissantes et brisèrent sa volonté en 2010.

Mais le probable n'est pas certain et souvent c'est l'inattendu qui advient. Nous pouvons appliquer à l'année 2011 le proverbe turc : "Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra."