J’ai grandi à Nice et l’une des mes attractions préférées
comme beaucoup de gamins de la côte était d’aller l’été à Marineland, le zoo
marin d’Antibes à quelques centaines de mètres de chez ma grand mère. Je me
rappelle avec émotion de ces spectacles acrobatiques de dauphins et d’orques,
animaux merveilleux que je voyais
pour la première fois. Je me rappelle aussi des articles de Nice-Matin qui
relataient les naissances (rares), les décès (plus fréquents) et l’arrivée de
nouveaux spécimens. Les articles étaient toujours assez évanescents sur les
conditions de capture, mais cela avait l’air idyllique, la preuve : les
animaux semblaient voyager en première classe dans les cales d’un avion
gigantesque spécialement affrété.
Avec l’âge et quand j’ai commencé à m’intéresser à l’envers
de cette industrie, je découvrais que les filières de capture de dauphins et
orques étaient loin de ce que les parcs ou les médias locaux nous disaient. Sur le
Marineland d’Antibes, le blog « Les Dauphins » a fait un travail
remarquable. En particulier au début des années 2000, je découvrais le
documentaire « Earthlings » et je découvrais avec horreur ces scènes
des massacres de dauphins à Taiji et
du lien avec les circuits d’approvisionnement de la plupart des zoos
marins du monde entier (j’ai mis l’extrait en question d’Earthlings sur mon
site, avec d’ailleurs une superbe musique de Moby restée inédite). Profondément choqué, j’avais décidé
que les massacres à Taiji constitueraient la scène d’ouverture de mon premier roman Siècle bleu. Ces scènes du tome 1 consacrés aux
massacres de Taiji sont disponibles sur le
blog « Les Dauphins » qui avait consacré un dossier sur Siècle
bleu.
En 2011, je découvrais aussi le documentaire "A Fall from Freedom" qui décrit tous les circuits illégaux d'approvisionnement de SeaWorld : détournement d'embargo, faux papiers, conditions de détention transitoires exécrables... C'est juste ahurissant.
Dans le tome 2, Ombres et Lumières, j’avais donc décidé de régler mes comptes avec
SeaWord (cf. ci-dessous). Comme mon personnage principal Abel avait
fait ses études à San Diego, j’avais imaginé un autre personnage, Brian Button,
l’un de ses amis soigneur-dresseur à SeaWorld qui l’aiderait lorsqu’Abel serait
devenu ennemi public numéro 1. En effet, il y a une grande différence entre les
soigneurs-dresseurs (qui s’efforcent en général de faire supporter le plus
possible la captivité aux animaux) et la direction du parc qui cache
allégrement la vérité à ses employés, notamment sur le passé des animaux qu’ils
côtoient dans leur bassin… C’est très dangereux mais c’est une réalité qui a
parfois des conséquences tragiques, comme celle de la mort de la dresseuse Dawn
Brancheau à SeaWorld Florida en février 2010 ou d’Alexis Martinez à Loro Parque
aux Canaries.
Ce soir Arte diffusait pour la première fois en France le
documentaire « BlackFish » qui relate ces évènements et qui a été de
multiples fois primé. Vous pouvez encore le visionner pendant 7
jours sur Arte+7. Je ne l’avais
pas encore vu et je l’ai trouvé exceptionnel. On y apprend que Tillikum,
l’orque qui a dévoré Dawn Brancheau, avait déjà tué un dresseur dans un autre
parc (SeaLand) dans lequel il avait été « élevé » dans des conditions
atroces. Les dresseurs de Sea Word Florida l’ignoraient totalement
mais savaient que cet orque ne se comportait pas normalement. Je ne vous en dis
pas plus, regardez ce documentaire qui a causé un mal fou à SeaWorld et qui
permettra peut-être de ne plus avoir d’orques dans les zoos marins.
Comme j’ai récemment repris les droits de mes livres, voici
l’un des passages qui se passe à SeaWorld dans Ombres et Lumières (et qui ne trahit pas l’intrigue). Cela n'aura pas eu le même impact que BlackFish, mais c'est ma petite pierre pour détruire l'édifice.
Jour 5, SeaWorld, San Diego, Californie, États-Unis.
Dans le grand bassin qui leur était réservé, les dauphins
jouaient. Les gradins étaient vides. Seuls deux hommes, assis à l’ombre,
s’obstinaient à rester là. Ils ne comprenaient rien au manège auquel ils
assistaient. Le show quotidien était terminé et pourtant, sous l’eau, le
spectacle continuait. Les dauphins effectuaient encore des acrobaties. Ils créaient
des cercles de bulles, qu’ils maniaient comme des cerceaux selon des
chorégraphies sans cesse renouvelées. Brian Button, leur soigneur-dresseur,
participait comme chaque jour à ce ballet aquatique. Depuis plusieurs heures,
il avait oublié qu’il était un humain. Ses collègues de SeaWorld l’appelaient «
Homo delphinus ». C’était le personnage le plus curieux que les deux agents du
FBI aient eu à surveiller de toute leur carrière.
Brian Button était né à San Diego. Du jour où ses parents
l’avaient emmené à SeaWorld, une relation très particulière s’était nouée entre
les dauphins et lui. Il ne se sentait bien qu’à leur contact. Adolescent, il
avait fréquenté le parc aussi souvent qu’il le pouvait et s’était mis à lire
tout ce qui existait sur l’anatomie, le comportement et le dressage de ces
animaux splendides. Il avait également commencé à pratiquer la natation,
l’apnée et le yoga. Remarqué par les dresseurs, il avait effectué des stages à
SeaWorld durant toutes ses vacances scolaires, et s’était efforcé chaque fois
de rendre les conditions de captivité des dauphins aussi heureuses que
possible. Parallèlement, il avait développé un intérêt plus général pour
l’océan et effectué de brillantes études à l’institut d’océanographie Scripps,
voisin de SeaWorld. C’est là-bas qu’il avait fait la rencontre d’Abel.
Pendant cette période, Brian avait poursuivi ses stages à
SeaWorld et s’était lié particulièrement à Daisy, une jeune femelle dauphin qui
venait d’arriver du Japon. D’une beauté rare et dotée d’une intelligence hors
du commun, Daisy était devenue très vite la favorite des spectateurs. Mais elle
avait une faiblesse : elle pouvait devenir folle lorsqu’elle apercevait la
couleur rouge.
Ce fut Abel qui orienta Brian vers le secret de Daisy. Il
lui parla des massacres, peu connus du public à cette époque, perpétrés à Taiji
au Japon. À Taiji, la plupart des cétacés capturés étaient abattus pour leur
viande, et les plus beaux spécimens préservés pour les delphinariums. Ceux-là
constituaient de loin la part la plus profitable du commerce : un dauphin
pouvait se vendre plusieurs centaines de milliers de dollars, une orque
plusieurs millions. Selon des témoignages recueillis par Abel, ce marché était
tenu en partie par les yakusas, qui
figuraient parmi les syndicats du crime les plus puissants de la planète. Vu
sous cet angle, on comprenait mieux l’obstination de certains Japonais haut
placés à maintenir ce rituel sanguinaire.
Brian, qui ne s’était jamais intéressé à l’aspect marchand
de son métier, s’était renseigné à son tour. Le parc faisait en effet appel à
un mystérieux intermédiaire qui se procurait les dauphins au Japon, mais aussi
aux îles Salomon. Après vérifications, Daisy venait bien de Taiji. Elle avait
dû nager de longues heures dans le sang de ses parents et de sa horde, avant
d’être acheminée vers SeaWorld. Sur la base de ce diagnostic, Brian avait conçu
une thérapie et il était quasiment parvenu à libérer l’animal de sa phobie.
Lorsqu’il avait appris qu’Abel était à la tête de Gaïa, il
n’avait pas été surpris. Il avait deviné aussitôt que son ami était victime
d’une machination. Cette histoire de bombe était rocambolesque ! Il ne voyait
cependant pas ce qu’il pouvait faire pour l’aider, d’autant plus qu’on le
suivait depuis maintenant plusieurs jours. Se sentant inutile et découragé,
Brian s’était réfugié avec ses dauphins, loin de toute cette violence.
Daisy était sa vie. À la fin de ses études, il aurait pu se
lancer dans une carrière d’océanographe, et observer des dauphins en liberté,
mais il avait opté pour un simple poste de soigneur-dresseur à SeaWorld. Le
salaire proposé était très modeste, et le directeur du parc s’était senti gêné
vis-à-vis de lui. Le jeune homme lui avait répondu qu’il n’avait besoin que
d’une seule chose : s’occuper de Daisy.
Le directeur lui avait alors confié la responsabilité du
bassin des dauphins, mais aussi de leurs numéros. C’était la partie la plus
ingrate de son travail. Depuis leur création, Les parcs SeaWorld se
présentaient non pas comme des instituts océanographiques, mais comme des parcs
d’attractions où les animaux exécutaient des tours loufoques pour distraire les
spectateurs. Peu de gens le savaient, mais SeaWorld avait été fondé par le plus
grand fabricant de bières américain. Chaque jour, Brian devait donc enfiler un
costume cousu de plumes multicolores et effectuer des cascades, pendu à des
filins, tandis que des perroquets volaient autour de lui. La chorégraphie
voulait symboliser la communion entre le monde de l’eau et celui de l’air. Blue
Horizons, le show imaginé quelques années auparavant par des spécialistes de
Broadway, était un condensé de tous les clichés. Les dauphins n’y occupaient
plus qu’un rôle marginal et grotesque.
Brian avait envisagé de quitter le parc, mais il n’avait
jamais pu se décider à abandonner Daisy. À chaque représentation, pendant
l’heure que durait le calvaire, il faisait donc corps avec les dauphins. Seule
comptait pour lui la séance de nage libre qui suivrait le spectacle. La
nouvelle équipe de direction, nommée par un fonds d’investissement, ne lui
avait pas encore ôté ce privilège. Pendant ces heures merveilleuses, son corps
ondulait avec ceux des dauphins et il pouvait effectuer ses « recherches ». À
contre-pied de la communauté scientifique, il avait fait siennes les paroles du
plongeur Jacques Mayol, dont la vie avait inspiré le film Le Grand Bleu :
Presque tous les « chercheurs », hélas, sont obnubilés
par les chiffres, les codes, les symboles. Conséquemment, pour eux, une
communication entre les membres d’une espèce ou ceux d’espèces diverses, ne
peut être basée que sur un système, un code, un « langage ». Ils n’ont pas
encore compris – et cela dit sans vouloir faire de la poésie – que le langage
le plus expressif est celui du regard et du cœur, et que la pensée pure qui est
incommensurable, peut être transmise sans le véhicule grossier, élémentaire, et
mal-pratique du vocabulaire.
Brian avait donc décidé de ne rien apprendre aux dauphins
mais, au contraire, de pénétrer dans leur monde. Ils communiquaient par le
langage du corps et par le chant. Avec Daisy, il était même allé encore plus
loin, en élaborant un mode de communication proche de la télépathie. On disait
de ces deux-là qu’ils étaient en lien permanent, et que le dresseur pouvait
faire exécuter au dauphin tout ce qu’il voulait. Brian, cependant, demeurait
très discret sur la nature de ses expérimentations, qui auraient intéressé au
plus haut point les militaires américains. Abel était l’un des rares à en
connaître la teneur.