mardi 23 décembre 2014

Les Gardiens de Wikipedia

En guise de cadeau de Noël, une nouvelle exclusive intitulée "Les Gardiens de l'Encyclopédie". Bonne lecture et bonnes fêtes !

Les Gardiens de Wikipedia

Jean-Pierre Goux
Auteur de la saga Siècle bleu
« Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité ». Denis Diderot.
Tout a commencé par un évènement anodin. Un échange vif sur Wikipedia avec un contributeur qui tentait de retirer la partie de la biographie de George W. Bush relatant son activité au sein d’Harken Energy. Ses arguments n’étaient pas convaincants mais ce fut surtout sa manière de s’exprimer qui éveilla ma curiosité. Après quelques questions bien ciblées, je me rendis à l’évidence : il s’agissait d’un automate, d’une intelligence artificielle. Pressentant un danger, je laissais finalement le programme retirer toutes les références à Harken.
Les automates faisaient partie du quotidien de l’encyclopédie et étaient très utiles, par exemple pour mettre à jour les résultats sportifs dès la fin d’un match. Pour changer les textes ou débattre, c’était en revanche nouveau. Tout en réfléchissant à ce qui venait de se produire, je constatais sans surprise que la biographie de l’ex-président avait aussi été modifiée dans la centaine de langues dans laquelle elle était disponible. Des moyens considérables avaient donc été mis en œuvre pour effacer ces liens gênants. Les connexions informatiques provenaient de serveurs basés en Ukraine au-delà desquels il était impossible de remonter. Un vrai travail de pros.
Par instinct, je visitais les pages d’autres hommes politiques ou businessmen au passé sulfureux. Même constat : dans plusieurs cas, des sections faisant état de liens avec des milieux terroristes ou mafieux avaient été supprimées. Personne ne semblait avoir noté ce phénomène. Une grande vague de « moralisation » de la classe politique et du monde des affaires était pourtant en marche, falsifiant la réalité et compromettant l’intégrité de la plus aboutie des encyclopédies. Il était temps d’informer les autres gardiens et d’agir, sans se faire repérer. Personne ne connaissait notre existence. Depuis la publication de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert il y a deux cent cinquante ans, nous veillions, dans l’ombre, sur cet élan unique visant à la diffusion du savoir vers tous les humains.
Notre rendez-vous eut lieu à cinquante mètres sous terre, dans une ancienne champignonnière de Pennsylvanie, loin des grandes oreilles de la NSA. Nous discutâmes de ce qui se produisait et de la manière d’y mettre fin. S’il était trop risqué de remonter les connexions pour identifier les commanditaires, une autre voie nous parut possible et plus sûre. Seuls quelques chercheurs dans le monde étaient capables de mettre au point les algorithmes utilisés par ces puissants agents conversationnels : nous devions partir de là. Durant le mois qui suivit nous épluchâmes les publications scientifiques et établîmes une liste de dix chercheurs au-dessus du lot. Chacun en choisit un. Le mien, Antonius Geirsson, était l’un des pontes de l’intelligence artificielle au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Cet Islandais d’origine était en congé sabbatique depuis plusieurs années et avait fondé une startup, SmartBot, à Manhattan. Dans les jours qui suivirent, je pris mes quartiers dans un hôtel de Times Square face au siège de l’entreprise situé à deux pas de celui de Thomson Reuters. Ce n’était pas un hasard, car l’objectif poursuivi par SmartBot consistait à analyser en quelques nanosecondes les communiqués de Reuters et consorts afin de déterminer plus vite que tout le monde les bonnes décisions d’investissement. Un fonds nommé DeathStar, spécialisé dans le trading haute fréquence, était d’ailleurs l’actionnaire principal mais surtout l’unique client de SmartBot.
DeathStar occupait l’étage situé au-dessus de celui de la startup et ses locaux étaient aussi imprenables qu’une forteresse. Des rumeurs folles circulaient sur les actionnaires du fonds : mafias italiennes, mexicaines ou russes, toutes se seraient laissé séduire. À l’aide des plus brillants experts en informatique, la firme avait en tout cas bâti un réseau mondial en fibre optique qui lui garantissait un accès instantané aux plus grandes bourses mondiales. Grâce à cet investissement de près d’un milliard de dollars, DeathStar avait pendant plusieurs années engrangé des gains astronomiques dont le montant avait été soigneusement tenu secret. La rumeur à Wall Street voulait néanmoins que DeathStar, rejoint technologiquement par ses concurrents, voyait maintenant ses profits fondre l’obligeant à se tourner vers de nouvelles activités encore moins louables. Cela ne semblait pas gêner le PDG multi-milliardaire, Ishaq Shehzad, habitué à rebondir. Cet homme, coqueluche des paparazzis, s’affichait avec les top models les plus en vue et comptait dans son carnet d’adresses le Gotha entier du pays. Business, politique, argent et mafia. Je sentais que j’approchais du but.
En effectuant une fouille de l’appartement d’Antonius Geirsson, je tombais sur une description de l’architecture du réseau de serveurs de Wikipedia. Ce n’était pas une preuve, mais le dernier élément d’un faisceau convergent d’indices. DeathStar utilisait certainement son incroyable capacité de calcul et les algorithmes de SmartBot pour modifier l’encyclopédie, au profit de personnes célèbres souhaitant masquer l’origine douteuse de leur fortune ou de leur carrière. Pour en avoir le cœur net, il était impossible de s’approcher davantage de Smartbot mais nous avions trouvé une autre solution.
Quelques mois plus tard, tout le bas Manhattan ne parlait plus que de notre fait d’arme : DeathStar avait connu une faillite retentissante suite à une série d’opérations inconsidérées sur le marché du pétrole, conduisant à une perte de dix milliards de dollars. Les enquêteurs de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) dépêchés immédiatement dans les locaux de DeathStar avait trouvé le corps d'Ishaq Shehzad inanimé dans son bureau. Des employés mentionnèrent le passage express de certains actionnaires de DeathStar, mais ils changèrent rapidement leur version des faits. Les caméras de surveillance ayant été désactivées, nul ne put conclure au meurtre ou au suicide. Les centres de données situés dans le New Jersey avaient pour leur part été dévastés par un incendie spectaculaire. Quelqu’un avait souhaité que les machines ne parlent pas.
Lors des auditions devant la commission dépêchée par le Sénat, Antonius Geirsson donna sa version de ce qui avait pu se produire. Un automate de SmartBot chargé d’analyser automatiquement un communiqué sur les réserves stratégiques de pétrole s'était grossièrement trompé, ce qui n’arrivait jamais. Pour lui, il n’y avait qu’une seule possibilité : quelqu’un avait pénétré les machines de Reuters et remplacé le communiqué par un faux afin de tromper le robot. Heureusement il n’avait aucun moyen de remonter jusqu’à nous.
De notre côté, nous eûmes la confirmation d’avoir visé juste car les modifications de l’encyclopédie avaient cessé. Par la suite, nous rétablîmes la biographie de tous ces hommes célèbres dans la version qui avait précédé ces évènements. Depuis, aucun algorithme ne s’était aventuré à les modifier. Notre parade avait été aussi furtive et efficace que la menace. Il ne fallait pas s’attaquer à l’Encyclopédie.
2014. Compte rendu d’incident 31415
Rédacteur : Jean Rond de D’Ale
mbert – Troisième du nom.
"Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait". Honoré de Balzac. Le Père Goriot.
Ce texte a été publié pour la première fois dans l'ouvrage collectif "Le nouvel art des Co" mêlant articles de fond sur l'économie collaborative et textes de fiction (publié en juin 2014 aux éditions "Décisions Durables"). Un grand merci à Philippe et Nafissa Goupil pour cette initiative.

mercredi 17 décembre 2014

Citadelle et Le Vaisseau Terre


Petit cadeau de Noël avant la date. Je viens de tomber sur ce message de Paul Gardner qui figurait dans une première version d'Ombres et Lumières mais (pour des raisons que j'ignore) pas dans la version finale. Il y est question de Citadelle, l'oeuvre la plus mystérieuse et la plus riche de Saint-Exupéry. Avec le Petit Prince évidemment.

Citadelle et le Vaisseau Terre
 
L’humanité s’est lancée dans ce nouveau siècle sans cap. Elle est comme une nuée d’oiseaux migrateurs qui ne trouverait plus le champ magnétique qui normalement l’oriente. À force de se mouvoir sans but, elle s’épuise, se perd et se meurt.
Juste avant sa mort, Saint-Exupéry nous a laissé Citadelle, un ouvrage mystérieux, resté inachevé, qui rassemble ses réflexions les plus profondes. Il y est question d’un Chef, vivant dans le désert, qui s’interroge sur la conduite et l’avenir de son royaume. Il est obsédé par la lutte contre le relâchement qui pourrait entraîner le déclin de son peuple. Pour l’en éloigner, il doit constamment trouver un sens qui dépasse le destin de chaque individu. Le Chef nous dit : « La caravane se meut nécessairement dans une direction qui la domine, elle est pierre pesante sur une pente invisible ». Dessiner cette pente invisible est la responsabilité du Chef. Nos dirigeants l’ont oublié et l’humanité glisse dans une direction qui ne mène nulle part. Il faut redonner du sens. 
Recréer les liens qui définissent notre espèce, gérer la finitude de nos ressources et corriger les erreurs du passé, voilà déjà l’amorce d’un projet fédérateur pour l’humanité et qui l’occupera amplement pour ce siècle. Il faudrait graver ces objectifs dans le cœur des hommes. Ils doivent se prendre en main et œuvrer ensemble à la construction de ce Siècle bleu. Le Chef nous dit : « si tu veux qu’ils soient frères, oblige-les de bâtir une tour. Mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain ». C’est dans la construction collective que l’Homme se réalise et non pas dans la prospérité individuelle. Par facilité, nos dirigeants répètent sans cesse là aussi cette même erreur. S’ils veulent que l’on se souvienne d’eux comme de grands Hommes, ils doivent veiller à garder ce cap et non plus endormir les peuples pour être réélus.
Pour que ce siècle soit une réussite, il faudra aussi que l’humanité retrouve sa ferveur. Le Chef dit à ce propos : « Si tu veux sauver ton empire, crée-lui sa ferveur. Il drainera les mouvements des hommes. Et les mêmes actes, les mêmes mouvements, les mêmes aspirations, les mêmes effets, bâtiront ta cité au lieu de la détruire ». 
La ferveur se forge dans l’image que le peuple forme du projet collectif. Le Chef a choisi pour la citadelle qu’il construit celle d’un navire, « navire des hommes sans lequel ils manqueraient l’éternité ». Le grand projet de l’Humanité, auquel je crois plus que tout, pourrait être de donner enfin corps au concept de vaisseau Terre que les premiers astronautes ont découvert. Saint-Exupéry en avait eu l’intuition.
Comme l’expérience menée à Biosphere 2 l’avait illustré, nous sommes embarqués sur une même barque dans une croisière cosmique. Plutôt que de vivre un enfer et nous détruire, nous devrions plutôt apprendre à vivre ensemble. Nous devrions d’abord définir un rôle enthousiasmant, mais exigeant, pour chacun des membres de l’équipage. L’absence de sens dans leur vie mine les humains. Pour parvenir au bonheur, celle-ci doit s’inscrire dans un projet plus vaste. À bord du vaisseau Terre, les tâches pour les milliards d’humains ne manqueront pas. Répertorier les richesses embarquées, entretenir les jardins, les coursives et les moteurs, nourrir, protéger, soigner et faire progresser l’équipage, mais aussi innover en inventant les moyens pour que les ressources ne s’épuisent pas et que le navire fonctionne indéfiniment. Il faudra aussi apprendre à respecter toutes les formes de vie embarquées avec eux. 
On me taxera certainement d’utopiste, mais ce concept serait quand même plus fédérateur pour l’humanité qu’une économie folle dont nous ignorons la finalité ! Nous avions bien essayé d’infléchir cette tendance en introduisant la notion de « développement durable ». Mais ce concept était une voie sans issue. Les dirigeants nous ont expliqué, sans y croire eux-mêmes ou sans y avoir réfléchi, que croissance économique et consommation des ressources pouvaient être découplées, alors que c’était l’état d’esprit de l’homme qu’il fallait transformer. Osons affronter le défi qui nous attend dans ce Siècle bleu avec un projet à sa mesure. Créons et gréons le vaisseau Terre !
L’humanité a besoin d’un tel changement d’état d’esprit pour se redresser et retrouver sa dignité au sein du cosmos. Une fois ce sens retrouvé, elle pourra poursuivre son chemin, apaisée. 
À demain.

dimanche 16 novembre 2014

La mort du juge Michel - Thierry Colombié

L’enquête de Thierry Colombié sur l’assassinat du juge Michel en 1981 à Marseille nous révèle certains éléments à l'origine des dysfonctionnements actuels de la France. 


Pierre Michel était un magistrat d’une grande intelligence débarqué dans la cité phocéenne et qui s’était donné comme objectif de la « nettoyer » du crime organisé. Or celui-ci y était profondément enraciné depuis l’avant-guerre et les excès de zèle du juge n’ont pas été tolérés. Comme le dit Thierry Colombié : « Pour sa hiérarchie et les hauts fonctionnaires du ministère parisien, la lutte contre le crime organisé n’était pas une priorité absolue, loin s’en faut ». 
Persuadé que la French connection (tombée dix ans plus tôt) n’avait pas disparu, il partit à la chasse des derniers laboratoires de fabrication d’héroïne clandestins (avec toujours en toile de fond la DEA américaine créée en 1973 et engagée dans ce combat). Peu à peu son enquête mit à jour des liens entre le « milieu » et le financement des partis politiques (1981 est une année électorale), ainsi que les caisses noires – sur fond de réseaux francs-maçons – du fameux SAC (service d’action civique, organisation au service du général de Gaulle puis de ses successeurs gaullistes) dont la fonction était «  de fournir gros bras et colleurs d’affiche, assurer la sécurité des meetings politiques, surveiller opposants et détracteurs, surtout des représentants de la justice aixoise et marseillais refusant de marcher droit. Sans oublier les deux axes du Service : accentuer la pression sur les étrangers et les indicateurs, quitte à les torturer ; alimenter la pompe à fric clandestine tant pour régler les faux frais des cadres du Service que pour constituer un trésor de guerre ». Après l’élection de Mitterrand, le SAC était en pleine ébullition et prêt à tout pour faire disparaître ses traces et s’opposer aux « Rouges ». Thierry Colombié revient sur la tuerie d’Auriol, où des individus du SAC avaient exterminé toute la famille d’un des leurs, y compris sa femme et son jeune fils. C’est l’une des scènes les plus fortes de ce livre et ce massacre conduisit d’ailleurs au démantèlement du SAC par la gauche.
 
Les nettoyages post-électoraux impactaient aussi la mairie de Marseille qui était (et est probablement toujours) une gigantesque blanchisseuse (par exemple via la CEGM, groupe d’entreprises vivant essentiellement des marchés publics, cœur du système de corruption à Marseille, en France et partout dans le monde) permettant de faire vivre un écosystème très vaste et nébuleux. La curiosité du juge déplaisait donc à beaucoup de monde et menaçait les réseaux souterrains mis en place depuis l’après-guerre. Marseille était aussi à cette époque déchirée par la guerre intestine entre le clan de Gaëtan Zampa (« Tany ») et celui son ex-ami Jacques Imbert (dit « Jacky le Mat », signifiant le fou en provençal) qui fit plusieurs centaines de morts (et disparus), sur fond d’interdiction par la gauche des cercles de jeu. Le juge Michel a eu le malheur de se trouver au mauvais moment au mauvais endroit, au cœur de ce marigot. L’ordre de son exécution aurait pu venir de tous mais il est finalement venu de François Girard, un chimiste et trafiquant (associé aux Libanais de la plaine du Bekaa et à Roberto Pannunzi de la ‘Ndrangheta qui deviendra le premier trader mondial de cocaïne) incarcéré aux Baumettes et qui voyait d’un très mauvais œil le juge relier différentes affaires dans lesquelles il était impliqué.
Gaston Defferre, devenu ministère de l’Intérieur de Mitterand, avait déclaré : « on ne tue pas les juges à Marseille » après l’assassinat du juge Renaud (dit "Le shériff") à Lyon en 1975 qui avait eu un destin similaire pris lui entre les affaires du SAC et de celles du gang des Lyonnais.
Le livre de Thierry Colombié fait du bien car il permet de resituer cet événement majeur dans un contexte très complexe que l’histoire et le cinéma ont tendance à simplifier (comme ce sera certainement le cas avec la sortie en décembre du film « La French » avec Jean Dujardin – dans le rôle du juge Michel -  et Gilles Lelouche – dans le rôle de Gaëtan Zampa). Le monde interlope dans lequel se croisent criminels et politiques est la fondation gangrénée de notre société et il obéit à des règles relevant plus des pulsions et des bas instincts humains, que de la logique. Si on n’intègre pas ces dimensions, impossible de comprendre ce qui se passe.
A noter que le livre de Thierry Colombié s’ouvre sur la rencontre à Palerme entre le juge Pierre Michel et Giovanni Falcone (les deux martyrs de la lutte anti-mafia qui m’ont servi de modèles pour mon personnage de Fernando Salazar – le père d’Abel – tué lui par les cartels mexicains pour défendre les intérêts d’un groupe financier occulte américain) et s’achève par l’assassinat du juge (voir ces images du journal télévisé sur le site de l'INA). Pour les lecteurs attentifs d’Ombres et Lumières, dans l’épilogue final qui se déroule à Marseille, Lucy et Abel remontent l’avenue du Prado (P. 533) en direction des Calanques et passent devant la cité radieuse dessinée par l’architecte Le Corbusier  (surnommée « la maison du fada ») et devant laquelle fut abattu Pierre Michel, à 38 ans, par deux individus à moto, comme Fernando Salazar.

"Si la société est pourrie, on a beau la combattre, cela revient à combattre une hydre qui a des milliers de têtes. On en coupe quelques-unes mais il y en a toujours deux ou trois qui renaissent. Je me sens davantage désabusé par la société, par cette gangrène qui nous mine. Finalement, on a les truands qu'on mérite. En cela, certainement, Pierre et mort pour rien."
Bernard Michel, avocat et frère du juge Michel. 

mercredi 12 novembre 2014

Ile de Pâques : effondrement ou transition ?

 
Île de Pâques : effondrement ou transition ?


Le futur dépend de ce que nous faisons de notre présent.
Mahatma Gandhi


En cette soirée du dimanche de Pâques de 1722, l'Amiral hollandais Jacob Roggeveen et son équipage accostent sur l'île qui gardera pour nom le jour de sa découverte. Les étranges statues géantes dressées sur les rivages de cette terre déboisée paraissent être l'œuvre d'une civilisation avancée mais les indigènes qu'ils rencontrent ne semblent pas pouvoir être les auteurs de telles merveilles. Située à quatre mille kilomètres des côtes chiliennes et de Tahiti et à deux mille kilomètres de l'île la plus proche, elle est littéralement perdue dans l'immensité de l'Océan Pacifique. Il faudra plusieurs siècles pour commencer à percer les mystères de l'île la plus isolée de la planète. Et la véritable histoire pourrait être bien plus heureuse que celle que vous déjà entendue.

L’histoire de l’île de Pâques telle qu’on nous l’a toujours contée : l’effondrement

L'île fut colonisée pour la première fois au cinquième siècle de notre ère par une tribu polynésienne sillonnant le Pacifique. À son arrivée, cette terre vierge comportait une végétation et des ressources abondantes. Comme il était difficile de repartir, les Polynésiens s'y installèrent et en quelques siècles l'étonnante civilisation des statues moaï prit son essor. Les habitants étaient répartis alors en trois castes : les paysans, les sculpteurs et les prêtres. Compte tenu des dimensions confortables de l'île et des ressources disponibles, les membres des différentes castes vécurent en bon ménage et la population augmenta de manière régulière. On estime que de la cinquantaine d'arrivants initiaux, la population s'éleva jusqu'à plus de dix mille habitants au dix-septième siècle. Ce développement florissant ne se fit malheureusement pas en harmonie avec les ressources naturelles de l'île. La totalité des arbres, nous a-t-on dit jusqu’à présent, fut abattue pour permettre notamment l'acheminement des lourdes statues jusqu'au rivage. La disparition des arbres rendit alors impossible la construction d'embarcations solides et donc la fuite vers de nouveaux rivages.

À l'apogée de leur civilisation et aveuglés par le culte des moaï, les Pascuans, prisonniers au milieu du Pacifique, auraient signé leur arrêt de mort. Selon de nombreux écrits, les sols dénudés furent lessivés par les pluies et il devint un jour impossible de nourrir la totalité de la population. Des luttes terribles opposèrent les paysans et les gardiens du culte moaï qui finirent par s'entre-dévorer. Le déclin total de la civilisation pascuane s'en suivit. Les statues dressées furent tour à tour couchées par les survivants souhaitant effacer cette civilisation absurde de leur mémoire. De la nature florissante, il n’aurait subsisté plus qu'une île désolée. Les Pascuans auraient fait, avant nous, la douloureuse expérience d’une vie dans un monde fini duquel on ne peut s'échapper.

Tout cela est bien connu et l’exemple de cette île a été utilisé depuis des décennies par les écologistes pour illustrer ce qui adviendrait à une civilisation qui ne saurait pas gérer ses ressources finies [1][2]. Or, l’histoire de Rapa-Nui pourrait ne pas avoir été exactement celle-ci. 

Une histoire possible : l’adaptation et la transition

Nicolas Cauwe est un archéologue belge renommé, conservateur des collections d’Océanie aux Musées royaux d'art et d'histoire de Bruxelles. Depuis 1992, il s’intéresse aux moaïs et les résultats de ses dix années de fouilles archéologiques [3] ne corroborent pas la légende devenue histoire officielle. Ses découvertes font écho à d’autres travaux archéologiques restés confidentiels. Tout d’abord l’analyse d’une centaine de squelettes n’a montré aucune carence alimentaire, contredisant l’hypothèse d’une famine. Ces mêmes squelettes ne portaient aucune trace de morsures ou de blessures, invalidant les présomptions de cannibalisme ou de combats violents. Il conteste enfin l’existence de guerres fratricides du fait de l’absence de traces de destruction et la difficulté à trouver des armes (ce que l’on avait pris pour des pointes de flèches étaient en fait des outils du quotidien).

Au contraire Nicolas Cauwe met en avant la très forte adaptabilité du peuple pascuan au nouveau contexte déboisé de l’île. Passant de l’exploitation d’une forêt luxuriante à celui d’une steppe monotone exposée aux vents marins, les Pascuans auraient par exemple mis au point au fil des générations une technique connue sous le nom de mulch lithic et qui consiste à planter dans le sol des blocs de basalte afin de réduire l’érosion, prélever la rosée du matin et donner les minéraux nécessaires aux cultures.

Privés des cours d’eau qui se forment naturellement dans les forêts polynésiennes, les Pascuans ont aussi développé d’ingénieux systèmes pour exploiter l’eau des résurgences en bord de mer. Ils ont également bâti des bassins au flanc du volcan Terevaka pour retenir les eaux de pluie.

Plus intéressant encore, l’adaptation économique aux nouvelles conditions s’est accompagnée d’un changement de culte avec l’apparition du dieu Makemake qui a remplacé celui moribond associé aux ahu-moai (qui était un culte des anciens). Pour reprendre les mots de Nicolas Cauwe :

« Il est certain qu’une divinité fédératrice fut sans doute plus efficace pour affronter les temps nouveaux que les rois ou les héros divinisés qui ne travaillaient que pour leurs descendants, c’est-à-dire pour des confédérations établies sur des bases familiales ou claniques. Makemake est le symbole de nécessités inédites qui ont forcé les Rapanui à resserrer les rangs. Traditionnellement, en Polynésie, les dieux créateurs laissent la gestion du monde aux ancêtres. A l’île de Pâques, ils ont été sollicités pour reprendre en mains en mains leur création. Les Rapanui, partout désignés comme l’exemple à ne pas suivre, car responsables d’une destruction de l’environnement qui leur fut fatale, sont, au contraire, ces gens ingénieux qui surent relever le défi d’un changement de milieu. » [4]

C’est bien au pied du mur que l’humanité a toujours été la plus créative et si l’on en croit ce chercheur l’effondrement du peuple pascuan semble plutôt avoir été causé par l’arrivée des colons européens, qui ont amené avec eux maladies, rongeurs et esclavage. On laissera la communauté scientifique débattre de ces travaux.

Le mythe de l’effondrement de l’île de Pâques a joué un grand rôle pour nous alerter de dangers que courrait l’humanité. Maintenant c’est peut-être ce mythe actualisé qui nous donnera l’énergie pour enfin arriver à vivre dans un petit monde.

Un grand merci à André-Jean Guérin, trésorier de la fondation Nicolas Hulot et membre de CESE, qui m’a aiguillé vers les travaux de Nicolas Cauwe.

[1] Jean-Marie Pelt, Le Tour du monde d’un écologiste, Fayard, 1992.
[2] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2005.
[3] Nicolas Cauwe, Ile de Pâques, le grand tabou. Dix années de fouilles reconstruisent son histoire, Editions Versant Sud, 2011.
[4] Nicolas Cauwe, Morgan De Dapper et Dominique Coupé, Suicide écologique à l’Île de Pâques : ce qu’en dit l’archéologie, SPS n° 305, juillet 2013.

jeudi 30 octobre 2014

Siècle bleu en tête du palmarès des ebooks gratuits en France

Grâce à votre mobilisation, la mission a été atteinte au-delà de tous mes espoirs car les deux tomes de Siècle bleu sont restés en tête du palmarès des ebooks gratuits en France !

Si ce n'est pas déjà fait, profitez-en, jusqu'au vendredi 27 octobre à minuit, les deux tomes sont toujours en téléchargement gratuit : http://www.sieclebleu.org/free

lundi 27 octobre 2014

Siècle bleu gratuit du 27 au 31 octobre !




Depuis quelques mois, j'ai récupéré les droits de mes livres auprès de mon éditeur. Afin de diffuser le plus largement possible ces livres, j'ai décidé de distribuer le livre gratuitement en numérique pendant ces jours (et le reste du temps de le maintenir à un tarif abordable). Alors, allez-y, téléchargez et faites circuler !

PS : Certains trouveront peut-être bizarre le choix d'Amazon qui peut paraître en contradiction avec les idées du livre. Sur le numérique, Amazon ne concurrence pas les libraires et de toute façon, le livre étant gratuit, Amazon n'y gagnera rien (on ne peut cependant y diffuser un livre gratuitement que pendant cinq jours). Par ailleurs, c'est la plateforme de téléchargement la plus présente dans le monde (liens ci-dessous) et qui fonctionne sur le plus de formats numériques (application de lecture Amazon disponible sur Kindle, Apple, Android, Windows Phone...).


FranceTéléchargement
UKTéléchargement
Etats-UnisTéléchargement
CanadaTéléchargement
JaponTéléchargement
AllemagneTéléchargement
EspagneTéléchargement
AustralieTéléchargement
IndeTéléchargement
MexiqueTéléchargement
BrésilTéléchargement

Pour les utilisateurs d'iPad et d'iPhone, vous pouvez utiliser l'appli Kindle.
 

Pour Android (smartphone ou Android), rendez-vous sur Google play.
Pour les Windows Phone, rendez-vous sur Windows Phone Store.



mercredi 8 octobre 2014

Noir est mon double de Rosto - un polar d'exception

Il y a quelques années, je découvrais par hasard Le Souffle au cœur d’AW Rosto (nom de code d’un écrivain qui souhaitait conserver l’anonymat). Récit à la première personne d’un homme seul, ultra entraîné  qui fait chuter le patron d’une banque mafieuse. De la première à la dernière page, on est scotché, complètement plongé dans la préparation de chacune des étapes de ce coup légendaire. Oubliez « Ocean's Eleven » ou « Les Spécialistes », AW Rosto est devenu avec ce livre le maître du genre.

« J’avais décidé de casser la Graphische Druckerei AG, à Zurich. Pour un cambrioleur professionnel qui veut faire une fortune rapide, il existe sans doute des coffres-forts plus fournis que ceux d’une imprimerie. Mais je ne désirais pas faire fortune et je n’étais pas cambrioleur professionnel ».

Ce qui distingue Rosto des autres auteurs de polars, c’est avant tout le style, extrêmement élégant. C’est aussi les descriptions techniques ultrasophistiquées, qu’il s’agisse de détails médicaux, technologiques, financiers ou chimiques, démontrant un gros travail de documentation. C’est encore l’organisation du récit, où rien n’est laissé au hasard et cette place qu’il donne au lecteur emporté malgré lui en caméra embarquée aux côtés du héros. Ce sont justement ses héros qui me plaisent le plus.

Ce sont toujours des hommes seuls, soumis à des défis herculéens, qui ne lâchent rien, rompus à toutes les techniques psychologiques et matérielles, permettant de se sortir de n’importe quelle situation. Tous travaillent pour une cause qui transcendent le genre humain : la lutte du bien contre le mal (post écrit il y a déjà cinq ans sur ce blog dans lequel le propos d'Ombres et Lumières commençait à se dessiner). On ne sait pas qui sont leurs commanditaires mais dans « Les yeux en feu », on apprend juste qu’ils appartiendraient à une mystérieuse organisation baptisée Lacédémone (l’autre nom à la ville de Sparte). Cela m’avait beaucoup inspiré pour imaginer Gaïa dans Siècle bleu mais aussi l’organisation encore plus secrète dont on découvre l’existence dans l’épilogue d’Ombres et Lumières.

Chaque héro de Rosto a aussi un problème physique qui le rend humain : il souffre d’un souffle au cœur dans le roman éponyme ; dans Les yeux éclatés, plongée dans les trafics d’ecstasy dans le milieu des rave parties et des mafias basées en Espagne, le héros souffre de troubles oculaires et dans son dernier ouvrage Noir est mon double paru le 2 octobre 2015, descente aux enfers dans le monde du trafic d’organes, le héros est atteint d’une ataxie sensorielle atypique qui le paralyse dès qu’il se trouve dans l’obscurité.

Ce dernier roman, trouvé par hasard la semaine dernière tout chaud sorti de l’imprimerie, est à nouveau un monument. En lisant le résumé, j’avais l’impression que c’était le même que le précédent « Ténèbres et sang », mais il s’agit en fait de la suite. Cela m’a d’ailleurs rassuré car j’avais trouvé que la fin de Ténèbres et sang nous laissait vraiment sur notre fin car plusieurs informations tombaient au moment du dénouement qui donnaient une autre tournure à l’enquête et on regrettait que cela finisse donc en queue de poisson. C’est donc un dyptique et vous aurez toutes les clés à la fin de Noir est mon double.

Dans Noir est mon double, paru chez Belfond et non plus chez Buchet Chastel, l’auteur nous révèle surtout son vrai nom : Philippe Ségur, professeur de droit à Perpignan et écrivain, prix Renaudot des lycéens en 2002 pour La métaphysique du chien. On comprend mieux la finesse du style.

- Il n’y a qu’un monde, lieutenant. Et c’est un océan en putréfaction. Je suppose que quand on est flic, il est plus facile de s’imaginer qu’on y surnage… À condition de croire que la loi trace la frontière entre les bons et les méchants…
– Vous croyez vraiment à cette fable, Volopian ? Aux bons et aux méchants ?
Comme je m’abstenais de répondre, il a émis un rire bref.
- Libre à vous de le penser. Mais la vérité, c’est que je suis votre autre visage. Je commence là vous vous arrêtez.

PS : Philippe Ségur si vous lisez ces lignes : on fusionne Gaïa et Lacédémone quand vous voulez ! Pour me contacter c’est facile.

mercredi 10 septembre 2014

Think big – Think positive – Think different


En regardant tout à l’heure la keynote conference d’Apple pour le lancement de l’Apple Watch, je me suis senti durant une heure comme un enfant à qui l’on révélait l’existence d’un nouveau monde dont chacune des facettes paraissait fascinante et dans lequel j’étais impatient de me projeter (NB : je ne porte plus de montre depuis 20 ans). 
Il ne s’agit pourtant que du croisement entre une belle montre et d’un smart phone qui ne changera vraisemblablement pas le monde, mais il y a des leçons importantes à tirer de ce lancement et de cet exercice de communication. Elles pourraient nous aider à changer le monde, en réformant par exemple la manière de gérer un pays ou une ville, mais aussi la façon d’aborder la politique et résoudre les défis environnementaux.

L’exigence du concept parfait et la patience d’attendre
Attention. L’art d’Apple ne se résume pas à la keynote. Cet exercice de communication n’est que la couche ultime d’un long processus de réflexion, d’innovation et de maturation. Cette fête célèbre l’aboutissement d’années de travail passées à réinventer totalement un concept. Et ce nombre d’années, comme dans toutes les activités de recherche, n’est pas connu à l’avance.
Après le succès de l’iPod en 2001, à plusieurs reprises au milieu des années 2000 on s’attendait à ce qu’Apple réinvente le téléphone. Ils ont pourtant attendu 2007 pour proposer le premier véritable smartphone et il y a eu un avant et un après l’iPhone. Concernant la montre "intelligente", cela faisait aussi des années que la rumeur courait, mais ils ont préféré attendre d’avoir un produit parfait avant de le présenter. Pour la télévision, cela fait aussi quelques années que tout le monde en parle. Il y a deux ans un ami responsable logistique à la FNAC me l’annonçait confidentiellement comme le plus gros produit de Noël 2012. La FNAC (et d’autres) était en pleine négociation commerciale avec Apple, mais la firme de Cupertino y a renoncé quelques mois avant car ils n’étaient pas assez contents du produit. 
Il y a vraiment à méditer là-dessus, dans un monde où les dirigeants d’entreprise ou politiques passent leur temps à se comparer avec ce qui se fait ailleurs et à gérer instantanément leur cours de bourse ou leur cote de popularité. Pour voir grand et avoir une vraie longueur d’avance sur tout le monde, il faut oublier le présent, avoir confiance dans le futur et en la créativité de ses équipes, et travailler le concept jusqu’à la perfection.

Think big and deep
Toutes les entreprises n’ont certes pas l’assise financière d’Apple pour renoncer au lancement d’un produit pourtant presque finalisé, mais il y a certainement un juste équilibre à atteindre entre vraie R&D et lancement rapide.
Les décideurs politiques pourraient aussi en prendre de la graine. Aujourd’hui ils épuisent leur énergie dans les luttes de pouvoir au sein de leur parti, à défendre leur image auprès de médias toujours plus présents et creux, à concilier les intérêts divergents de tous les soutiens qui financent leurs victoires laborieuses. Dans un monde toujours plus complexe et changeant, il est étonnant de voir des programmes en 2012 - pour des élections pourtant présidentielles – qui ressemblent mot pour mot à la soupe démago que l’on nous servait il y a 25 ans. Je suis certains que tous découvriraient une grande vertu à se remettre vraiment au travail sur le fond et qu’ils gagneraient des élections ainsi.
Dans la phase amont d’une élection, les décideurs politiques devraient être les chefs d’orchestre silencieux d’une multitude de talents transdisciplinaires qui travaillent sur des concepts innovants et dont la campagne puis la mise en œuvre politique ne serait plus que le récital. On rêverait d’une ministre de l’Education qui nous parlerait de l’école Kirkkojärvi en Finlande plutôt que d’une énième discussion sur la durée des vacances scolaires et de l'impact sur le salaire de profs qui ne croît plus en leur institution. 
Cette vacuité idéologique et l’inadéquation totale entre les idées des politiques avec les attentes des Français et les problèmes de notre temps, ne peut mener qu’à la montée des mouvements populistes de toute sorte. Face à ce vide, les écologistes devraient se positionner comme le parti du futur, au carrefour des nouvelles tendances et concepts visant à changer le modèle de la société. On en est bien loin et ce n’est pas avec leur Etat-major actuel que l’on n’y parviendra.
Plutôt que d’attendre que les grands partis monolithiques s’y mettent, il est temps de créer de nouveaux mouvements (citoyens ou partis) qui change complètement la manière de réfléchir sur la société et de faire de la politique. Un parti qui mettrait la création d’idées au cœur de son fonctionnement. Le parti Nouvelle Donne ou le parti Pirate s’inscrivent dans cette lignée mais le concept pourrait être poussé beaucoup plus loin.

Assembler l’existant pour fabriquer du neuf à l’aide d’une vision fédératrice
L’habileté d’Apple n’est pas tellement dans l’innovation pure mais plutôt dans l’art d’agencer parfaitement quelques vraies innovations (souvent plus dans des principes d’interface très smart que dans de la technologie) avec une multitude d’innovations qui existent déjà. Ce qui les distingue des autres, c’est la vision et l’ambition très claire affichée au départ en interne sur ce vers quoi ils veulent aboutir (« le téléphone révolutionnaire qui fera oublier tous les autres ») et c’est cette vision qui guide le travail de tous au quotidien pour aller chercher les meilleurs idées, s’adjoindre les services des meilleurs spécialistes, racheter les meilleurs brevets ou idées d’universitaires farfelues. Apple est un extraordinaire assembleur et agenceur de talents, qui amène chacun à se surpasser. Un peu comme à la grande épopée de l'Aéropostale qui me sert éternellement de modèle.
Pour nos politiques et nos écologistes, ce devrait être la même chose. Trop stressés de devoir tout réinventer dans un monde en décomposition/mutation, ils choisissent le statuquo alors qu’il s’agirait juste de détecter (ou de faire détecter) les signaux faibles dans les tendances déjà en marche ou en expérimentation, et de les agencer pour proposer de nouvelles formes d’organisation de la société. Comme ils ont peur d’échouer dans cette mission et qu’ils ne veulent déranger personne dans la société de peur de perdre un soutien/électeur, ils sont incapables d’afficher une ambition et forcément ils n’attirent autour d’eux que des penseurs médiocres. C’est un cercle vicieux et on tourne inexorablement en rond.

Travailler la vision pour ne pas être bloqué par les conséquences à court-terme du changement
A chaque lancement de produits/concepts, Apple a souvent gêné beaucoup de leurs plus gros donneurs d’ordres en rendant certains produits/usages obsolètes. Mais souvent il s’est avéré que le nouvel espace de créativité offert par Apple a produit plus d’opportunités pour ces acteurs que la défense de l’univers technologique dans lequel il faisait vivre leurs produits éculés. Aujourd’hui avec le lancement de l’iWatch d'innombrables sociétés dans le monde doivent réflechir à comment profiter de ce nouvel outil.
Pour les politiques il y a une vraie difficulté à aller au-delà des critiques qui pourraient être adressées à court-terme, mais c’est parce que la vision et le travail qui la sous-tend manquent de puissance. Combien de projets de loi a-t-on vu être retirés dans l’urgence parce qu’ils avaient été insuffisament préparés sur des éléments de design pourtant fondamentaux (compatibilité constitutionnelle par exemple) ?

Mettre l’humain au cœur du design pour maximiser l’acceptabilité
Apple ne se limite à créer un incroyable concentré de technologie, il place l’utilisateur au cœur de cette nouvelle expérience. Beaucoup de concurrents d’Apple comme Nokia ont échoué à ce stade. 
De la même manière qu’Apple met l’expérience utilisateur au cœur de son design, les politiques devraient concevoir et proposer des politiques qui mettent l’humain/le citoyen au cœur. Aujourd’hui c’est ce qu’ils ont l’impression de faire en proposant des amendements pour satisfaire une multitude de groupes d’influence, mais cela s’appelle le clientélisme. En voulant faire plaisir à une multitude de « quelques-uns » ils se privent de l'opportunité de plaire à tous.

Finaliser le design en travaillant l'aspect esthétique 
L'aspect esthétique est d'une importance capitale et beaucoup proposent des produits ou des concepts très intéressants mais qui manquent de cette dernière composante. Les Navajos disent "créer de la beauté, c'est résister", j'y crois et c'est valable pour tout. A noter que beau, ne veut pas forcément dire quelque chose d'épuré, froid et minimaliste. Ca peut-être quelque chose de biscornu et  rugueux, mais sa forme et son aspect doivent être pensés. S'arrêter avant cette étape, c'est se priver d'une grande partie de la puissance du concept politique ou produit développé.  

Aider à se projeter, donner envie et faire rêver
Une fois que toutes les étapes ci-dessus ont été franchies (et j’insiste là-dessus !), viens le temps de la communication. Apple excelle dans cet exercice, grâce à de petits films très simples qui mettent en avant les nouveautés, qui invitent le potentiel utilisateur à se promener/projeter dans ce futur, et lui donne envie d’y aller, voir même de contribuer à l’écosystème du produit pour les développeurs d’applications ou fabriquants d’accessoires.
Aujourd’hui, au-delà du déficit de vraies idées, ce sens de la narration/récit manque aux politiques. Ils sont incapables de nous décrire le monde vers lequel ils souhaitent nous mener et du coup ils sont incapables de fédérer les énergies qui permettraient de donner corps et d’enrichir cette vision. Je rêverais d’un petit film aussi puissant que celui réalisé par Apple pour l’Apple Watch et qui mette en avant les principes de l’économie participative, les nouvelles monnaies, la permaculture... Tout le monde aurait envie d’y aller. Je ne crois pas que les politiques en soient aujourd’hui capables mais les initiatives se multiplient comme celle de l’incroyable projet de film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent qui justement va nous montrer ces innovations en marche et qui a récolté en 60 jours plus de 400 000 euros de dons sur KissKiss Bank Bank (un record). Ca sort en 2015 et j’ai hâte.
De mon côté, je travaille sur un projet similaire (j'en parlais en avril dans mon article "La Révolution bleue est en marche") visant à montrer moi-aussi ces innovations dans un essai (probablement online) enthousiasmant (il y aura des recoupements avec certains sujets traités par Cyril Dion dont le projet n'était pas engagé quand j'avais commencé le mien il y a un an) qui me servira aussi – si je trouve le temps et la force – de base documentaire pour camper un gros roman situé dans ce monde futur qui nous tend les bras et que nous risquons de rater si on prend les mauvais embranchements.
Vive la Révolution bleue !

dimanche 31 août 2014

Nébuleuse des Ecorchés : mon coup de coeur de l'été



Cet été, j’ai découvert Nébuleuse des Ecorchés de Grégoire Domenach, un roman absolument merveilleux paru en 2013 aux éditions L’Harmattan. 
C’est l’histoire d’un village de France, qui comme beaucoup se vide de sa population, de son activité économique traditionnelle et de sa vie, mais que quelques irréductibles n’ont de cesse de défendre. Ils défendent en particulier sa rivière, source de plaisirs simples et d’eau fraîche, menacée par une usine de produits chimiques située en amont du village et autour de laquelle se noue toute l’intrigue.
C’est une histoire de quinquas ou de sexagénaires, des écorchés de la vie, qui confrontent leurs rêves et leurs désillusions. C’est un livre sur l’amitié, l’amour, la mort, la trahison, les petits secrets, l’engagement, la folie, mais surtout sur la lutte contre l’aigreur, ce sentiment qu’il faut combattre car il gâche toute vie.
À travers leur destin et celui de leur village c’est toute la condition humaine qui est résumée.

Extraits : 

À cause de ceux qui font semblant d’être triste, on ne reconnaît plus ceux qui sont vraiment tristes.
(...) 
On y buvait avec des hommes simples qui n’ont que l’ironie de leurs yeux pour trinquer un peu.
(...)
Assez des critiques qu’il recevait pour un retard de quelques minutes parfois, de tous ces ordres donnés avec mépris parce que le client serait prétendument roi, parce qu’ « il aurait payé et qu’il aurait donc droit ».
(...)
Alors dans la nuit la plus calme, juste avant de sombrer dans le sommeil, en plissant les yeux pour saluer l’amertume enterrée, Mermoz se dit que vivre, c’était se relever.
(...)
Et quand Bariton s’insurgeait, on lui rétorquait qu’il fallait bien nourrir le pays, et que l’usine produisait de l’emploi… Mais on ne nourrit pas un pays, pas plus qu’on ne l’enrichit, il le sait. On l’intoxique.
(...)
Il s’accorda à penser que sa vie ne l’intéressait pas. Elle n’était faite que de petits drames et de courtes joies du quotidien, qui bataillaient tous deux sous les aléas de la chance. Une fourmi comme une autre, dans une fourmilière qu’on ne voit pas, même du ciel. Il y avait autant de façons de se réjouir que de se lamenter, voilà pourquoi il valait mieux marcher un peu, regarder les vieux du village, et boire venu sous les platanes. Il n’y a pas de raisons de vivre, il n’y a que de petites choses auxquelles on tient terriblement.


Dans mon panthéon littéraire, je porte trois auteurs plus haut que tous les autres : Saint-Exupéry, Bernard Tirtiaux et Henri Vincenot. Le livre de Grégoire Domenach porte la marque de chacun de ces trois grands. Ce n’est pas sûr que d’ailleurs il les connaisse, puisque Grégoire Domeanch est né en 1989 et n’avait que 22 ans quand il a écrit ce livre.
Comment peut-on écrire des choses aussi belles et aussi profondes sur la vie à 22 ans ? C’est un grand mystère mais incontestablement on voit là la marque des grands auteurs.
Ce livre paru chez un petit éditeur n’a pas eu l’exposition médiatique qu’il méritait. Puisse le bouche à oreilles faire connaître ce chef-d’œuvre.

mercredi 6 août 2014

Hiroshima, mes cauchemars d'enfants et Siècle bleu



Aujourd’hui, 6 août, marque le triste anniversaire d’Hiroshima. Il y a 69 ans, le 6 août 1945, Enola Gay, lâchait la première et avant-dernière bombe atomique contre des populations humaines. Ce ne sont malheureusement pas les seules à avoir explosé, puisque 2053 tests atomiques ont eu lieu dans l’atmosphère ou sous terre depuis, comme le montre cette incroyable animation qui retrace toutes ces explosions entre 1945 et 1998 (date normalement du dernier test réel avant le passage à la simulation numérique).


En voyant cette vidéo, c’est la première fois que je réalise la folie de cette guerre supposément froide. L’humanité est vraiment passée au bord de l’implosion et malheureusement on a tendance à oublier l’importance de cette menace qui sous-tend toujours les grands équilibres et déséquilibres internationaux (voir par exemple mon post sur la bombe iranienne et les otages français au Liban dans les années 80). La situation en Iran, au Moyen-orient et la montée en puissance de la Russie nous rappellent que cela relève du possible.

Je suis justement né en 1973, j'ai grandi en pleine guerre froide, et la bombe atomique a longtemps fait partie de mes cauchemars récurrents, sans doute animés par la volonté (inassouvie) de mon père de construire un abri anti-atomique dans le jardin ! Je me rappelle notamment d’une nuit où j’avais réellement vu/senti le feu nucléaire inonder de lumière le ciel chez mes parents et submergeait la petite colline qui nous faisait face avant de tout brûler (dont moi). J'ai ce souvenir viscéralement inscrit et je me dis qu'il faut tout faire pour éviter à nouveau le feu nucléaire. 

L'ombre portée du risque nucléaire est présente dans toute l'intrigue des tomes 1 et 2 de Siècle bleu (bouclier antimissile, déroulement de l'action près des grands sites US nucléaires de Santa Fe ou Alamogordo). Afin d'expier cette vision du futur, j'avais décidé - après de longues réflexions - de commencer le tome 2 de Siècle bleu par un bombardement atomique. Pour moi l'ambition du livre fut alors de montrer qu'en commençant aussi bas, l'humanité pouvait quand même s'en sortir.  

Après avoir écrit ces chapitres, mes cauchemars atomiques se sont bizarrement arrêtés. De la même manière qu'après le 11 septembre mes cauchemars récurrents d'être dans un avion qui se crashe dans les tours d'une ville se sont arrêtés... Rassurez-vous je ne fais plus trop de cauchemars (à part des poursuites), donc tout va bien aller dans le futur :-) 



Pour fêter l'anniversaire d'Hiroshima, voici les deux premiers chapitres qui traitent de cette explosion, en espérant que cela n'arrive jamais. Et également la musique qui a accompagné leur écriture : "The Sky was Pink" de Nathan Fake (remixé par Paul Kalkbrenner).



Jour 1, Plaines de San Agustin, Nouveau-Mexique, États-Unis.

Lucy fut réveillée par une migraine intense. Il lui fallut quelques instants pour se remémorer l’endroit où elle se trouvait : au cœur d’une haute plaine du Nouveau-Mexique, à l’intérieur d’une voiture. Le moteur tournait au ralenti. Une chaleur sèche et étouffante s’échappait du système de ventilation. Elle baissa le chauffage et avala une gorgée d’eau minérale. Les voyants du tableau de bord éclairaient le visage d’Abel, son mari, profondément endormi. Elle regarda sa montre : il était presque six heures. À travers le pare-brise, on ne distinguait rien. Le monde extérieur s’était évanoui.
Lucy avait besoin de se dégourdir les jambes et l’esprit. Elle essaya d’ouvrir la portière, mais celle-ci lui résista. Elle donna un léger coup d’épaule pour la débloquer, et sursauta quand une substance molle et glacée lui glissa le long du bras. Il avait simplement neigé. Elle comprit mieux pourquoi elle ne voyait rien : la voiture était recouverte d’une couche de poudre blanche. La jeune femme enfila ses bottes, son blouson et sortit du véhicule. Le ciel était clair à présent, les nuages avaient emporté ailleurs leurs flocons. La Lune, nouvelle, n’était pas visible, mais les étoiles scintillaient et éclairaient de leurs faibles feux la neige, qui s’offrait à perte de vue dans ce cirque naturel. Il faisait froid mais Lucy se sentait bien. Elle n’osait pas avancer de peur de souiller ce grand champ immaculé.
Une étoile filante traversa le ciel, phénomène rare pour une fin d’automne. Lucy fit un vœu. La veille, Abel et elle avaient révélé au monde un mensonge d’État sans précédent, mais les péchés des Hommes avaient maintenant été lavés par la neige. Ils disposaient d’une feuille blanche sur laquelle ils n’avaient plus qu’à écrire l’histoire dont ils rêvaient. Le Siècle bleu imaginé par leur ami Paul Gardner. Tout était possible. Dans le silence de la nuit, Lucy demeura immobile et savoura cet instant.
Elle fit quelques pas pour aller s’allonger dans la neige fraîche. Elle ferma les yeux et se vit étendue au milieu de cette plaine de coton, ses longs cheveux blonds dispersés autour de son visage. Elle eût voulu que cette sensation de plénitude durât toujours.
Dans sa rêverie, le ciel noir s’illumina soudain. Les étoiles disparurent. Les cimes des montagnes qui bordaient le plateau se dessinèrent très nettement, comme éclairées par l’arrière. La lueur se fit de plus en plus intense et, tel un tsunami, elle submergea les crêtes pour déferler dans la plaine. Lucy se protégea les yeux. Elle ne rêvait plus. Le plateau entier était inondé de cette lumière surpuissante.
Elle regarda en direction de la voiture. Abel était sorti. Elle courut vers lui en se protégeant instinctivement le visage. Les yeux de son mari s’étaient transformés. Il fixait cette lumière comme un enfant qui défie le soleil.
Puis l’intensité de la lueur baissa. Alors seulement, ils virent la Chose apparaître dans le ciel devenu rose. Une méduse. Une immense méduse violacée qui s’élevait, au loin, derrière les montagnes, et qui traînait sous elle des tentacules effrayants.
L’avènement du Siècle bleu serait plus difficile que prévu.

Jour 1, Four Corners, Arizona, États-Unis.

Kilchii, l’enfant rouge, se faufila jusqu’au lit de camp où dormait Doli, sa grande sœur.
– Réveille-toi, chuchota-t-il. Il a neigé !
Doli, l’oiseau bleu, eut besoin de quelques secondes pour sortir du rêve, si doux, qui l’enveloppait. Après les révélations de l’astronaute Paul Gardner, la nuit précédente, leur père avait affirmé qu’une ère nouvelle s’ouvrirait bientôt pour le peuple navajo.
– De la neige ? Comment le sais-tu, Kilchii ?
– J’ai regardé sur l’écran de contrôle. C’est tout blanc, dehors.
Certains adultes étaient debout et discutaient dans la grande cuisine. Mais dans le dortoir des enfants, chacun dormait à poings fermés.
– Allez, viens Doli ! insista Kilchii en la tirant par le bras.
Kilchii était un garçon de six ans, espiègle et désobéissant. Doli, de trois ans son aînée, se montrait d’habitude plus raisonnable. Depuis leur arrivée, la veille, dans cette montagne creusée et qui formait un abri gigantesque, seul leur père Hozho était autorisé à sortir. Mais comme la situation s’était améliorée, Doli pensa qu’il n’était plus si grave de quitter le refuge. Elle aussi voulait jouer dans la neige. Son frère et elle avaient l’âge où l’on ne se soucie de rien. Elle arrangea leurs couvertures de manière à faire croire qu’ils étaient toujours couchés, ils enfilèrent leurs habits puis, sur la pointe des pieds, se faufilèrent jusqu’au sas.
Ils actionnèrent le levier dissimulé dans le mur, comme ils avaient vu Hozho le faire. Aussitôt, l’épaisse porte s’ouvrit. Ils traversèrent un premier sas, puis un second. Une fois dehors, ils prirent une grande inspiration. L’air froid de la nuit leur emplit les poumons. Même s’ils avaient beaucoup aimé jouer avec les autres enfants dans l’abri, rien ne valait la liberté. Chaussés de leurs peaux de cuir, Doli et Kilchii se mirent à courir sur la fine couche de poudre blanche. Ils zigzaguaient en s’amusant des traces qu’ils laissaient. La vie était belle, éternelle.
Derrière eux, le sas se referma automatiquement. Ils se regardèrent, hagards. Ils ignoraient comment l’ouvrir. Tant pis. Le moment venu, ils n’auraient qu’à tambouriner, et quelqu’un finirait bien par les laisser rentrer. La punition serait rude, autant en profiter. Ils coururent donc autour de la montagne jusqu’à la cascade qui jaillissait de la roche. Celle-ci était partiellement gelée, mais l’eau de la rivière demeurait vive. Pendant les beaux jours, les deux enfants y venaient souvent avec leur père. Le petit Kilchii, très vif, s’était montré doué pour la nage. Ils trempèrent leurs mains et s’arrosèrent d’eau glacée, riant aux éclats dans la nuit silencieuse. Ils savouraient chaque instant.
Soudain, un sifflement fendit les airs et un objet de feu vint s’encastrer à une vitesse vertigineuse dans l’une des collines voisines. L’explosion fut très bruyante, mais le calme revint vite, à l’exception d’un vrombissement lointain, qui persista. Doli et Kilchii avaient peur. Ils se mirent à courir et se réfugièrent derrière des rochers.
Au milieu du ciel, à quelques kilomètres d’eux, un flash à la blancheur du magnésium perça alors la nuit. Doli et Kilchii lui tournaient le dos. Ils ne virent pas en direct sa lumière aveuglante, équivalente à celle de cent soleils. Protégés par la pierre, ils survécurent à l’onde de choc qui souffla tout sur son passage, mais la déflagration fit exploser leurs tympans.
La lumière dans le ciel se transforma peu à peu en une immense boule de feu. Les deux jeunes enfants, pétrifiés, commençaient à avoir très chaud.
Autour d’eux, la neige avait fondu. L’eau sur le sol s’était mise à bouillir. La chaleur était devenue étouffante. Les habits clairs de Doli avaient disparu, ceux de Kilchii, plus opaques, le couvraient encore. Le petit garçon prit sa sœur par la main pour l’attirer dans la vasque où se déversait la cascade. Doli resta immobile. Sa mâchoire grande ouverte semblait émettre un cri, mais son frère n’entendait rien. Il vit que le large collier d’argent et de turquoise de Doli lui brûlait la poitrine. Kilchii supplia sa sœur de le suivre, mais elle ne bougea pas. Il dut plonger seul, et nagea jusque vers le fond, qui était encore frais. Il retint sa respiration plus longtemps qu’il ne l’avait jamais fait. La température de l’eau ne cessait d’augmenter. D’inquiétantes lueurs multicolores en striaient la surface.
Au bord de l’asphyxie, Kilchii remonta, inspira une grande bouffée d’air vicié, puis plongea encore. Lorsqu’il émergea à nouveau, il s’arrêta un instant. Une lumière irréelle baignait un paysage de désolation. Il chercha sa sœur sur la berge, mais ne trouva qu’un amas fondu d’argent et de turquoise. Doli, l’oiseau bleu, s’était envolée.