En regardant tout à l’heure la keynote conference d’Apple pour le lancement de l’Apple Watch, je me suis senti durant une heure comme un enfant à qui l’on
révélait l’existence d’un nouveau monde dont chacune des facettes paraissait
fascinante et dans lequel j’étais impatient de me projeter (NB : je ne
porte plus de montre depuis 20 ans).
Il ne s’agit pourtant que du croisement
entre une belle montre et d’un smart phone qui ne changera vraisemblablement
pas le monde, mais il y a des leçons importantes à tirer de ce lancement et de cet
exercice de communication. Elles
pourraient nous aider à changer le monde, en réformant par exemple la manière
de gérer un pays ou une ville, mais aussi la façon d’aborder la politique et
résoudre les défis environnementaux.
L’exigence du concept parfait et la patience d’attendre
Attention. L’art d’Apple ne se résume pas à la keynote. Cet exercice de communication n’est que la couche ultime d’un long processus de réflexion,
d’innovation et de maturation. Cette fête célèbre l’aboutissement d’années de
travail passées à réinventer totalement un concept. Et ce nombre d’années, comme dans toutes les activités de recherche, n’est
pas connu à l’avance.
Après le succès de l’iPod en 2001, à plusieurs reprises au
milieu des années 2000 on s’attendait à ce qu’Apple réinvente le téléphone. Ils ont pourtant attendu 2007 pour proposer le premier véritable smartphone et il y a eu
un avant et un après l’iPhone. Concernant la montre "intelligente", cela faisait aussi des années que
la rumeur courait, mais ils ont préféré attendre d’avoir un produit parfait
avant de le présenter. Pour la télévision, cela fait aussi quelques années que
tout le monde en parle. Il y a deux ans un ami responsable logistique à la FNAC
me l’annonçait confidentiellement comme le plus gros produit de Noël 2012. La
FNAC (et d’autres) était en pleine négociation commerciale avec Apple, mais la
firme de Cupertino y a renoncé quelques mois avant car ils n’étaient pas assez
contents du produit.
Il y a vraiment à méditer là-dessus, dans un monde où les
dirigeants d’entreprise ou politiques passent leur temps à se comparer avec ce
qui se fait ailleurs et à gérer instantanément leur cours de bourse ou leur
cote de popularité. Pour voir grand et avoir une vraie longueur d’avance sur
tout le monde, il faut oublier le présent, avoir confiance dans le futur et en
la créativité de ses équipes, et travailler le concept jusqu’à la perfection.
Think big and deep
Toutes les entreprises n’ont certes pas l’assise financière
d’Apple pour renoncer au lancement d’un produit pourtant presque finalisé, mais
il y a certainement un juste équilibre à atteindre entre vraie R&D et
lancement rapide.
Les décideurs politiques pourraient aussi en prendre de la
graine. Aujourd’hui ils épuisent leur énergie dans les luttes de pouvoir au
sein de leur parti, à défendre leur image auprès de médias toujours plus
présents et creux, à concilier les intérêts divergents de tous les soutiens qui
financent leurs victoires laborieuses. Dans un monde toujours plus complexe et
changeant, il est étonnant de voir des programmes en 2012 - pour des élections
pourtant présidentielles – qui ressemblent mot pour mot à la soupe démago que
l’on nous servait il y a 25 ans. Je suis certains que tous découvriraient une
grande vertu à se remettre vraiment au travail sur le fond et qu’ils
gagneraient des élections ainsi.
Dans la phase amont d’une élection, les décideurs politiques
devraient être les chefs d’orchestre silencieux d’une multitude de talents
transdisciplinaires qui travaillent sur des concepts innovants et dont la
campagne puis la mise en œuvre politique ne serait plus que le récital. On
rêverait d’une ministre de l’Education qui nous parlerait de l’école Kirkkojärvi
en Finlande plutôt que d’une énième discussion sur la durée des vacances
scolaires et de l'impact sur le salaire de profs qui ne croît plus en leur institution.
Cette vacuité idéologique et l’inadéquation totale entre les idées des politiques avec les attentes des Français et les problèmes de notre temps, ne peut mener
qu’à la montée des mouvements populistes de toute sorte. Face à ce vide, les écologistes devraient se positionner
comme le parti du futur, au carrefour des nouvelles tendances et concepts
visant à changer le modèle de la société. On en est bien loin et ce n’est pas
avec leur Etat-major actuel que l’on n’y parviendra.
Plutôt que d’attendre que les grands partis monolithiques
s’y mettent, il est temps de créer de nouveaux mouvements (citoyens ou partis)
qui change complètement la manière de réfléchir sur la société et de faire de
la politique. Un parti qui mettrait la création d’idées au cœur de son
fonctionnement. Le parti Nouvelle Donne ou le parti Pirate s’inscrivent dans cette lignée mais le concept
pourrait être poussé beaucoup plus loin.
Assembler l’existant pour fabriquer du neuf à l’aide
d’une vision fédératrice
L’habileté d’Apple n’est pas tellement dans l’innovation
pure mais plutôt dans l’art d’agencer parfaitement quelques vraies innovations
(souvent plus dans des principes d’interface très smart que dans de la
technologie) avec une multitude d’innovations qui existent déjà. Ce qui les
distingue des autres, c’est la vision et l’ambition très claire affichée au
départ en interne sur ce vers quoi ils veulent aboutir (« le téléphone
révolutionnaire qui fera oublier tous les autres ») et c’est cette vision
qui guide le travail de tous au quotidien pour aller chercher les meilleurs idées,
s’adjoindre les services des meilleurs spécialistes, racheter les meilleurs
brevets ou idées d’universitaires farfelues. Apple est un extraordinaire
assembleur et agenceur de talents, qui amène chacun à se surpasser. Un peu comme à la grande épopée de l'Aéropostale qui me sert éternellement de modèle.
Pour nos politiques et nos écologistes, ce devrait être la
même chose. Trop stressés de devoir tout réinventer dans un monde en
décomposition/mutation, ils choisissent le statuquo alors qu’il s’agirait
juste de détecter (ou de faire détecter) les signaux faibles dans les
tendances déjà en marche ou en expérimentation, et de les agencer pour proposer
de nouvelles formes d’organisation de la société. Comme ils ont peur d’échouer
dans cette mission et qu’ils ne veulent déranger personne dans la société de
peur de perdre un soutien/électeur, ils sont incapables d’afficher une ambition
et forcément ils n’attirent autour d’eux que des penseurs médiocres. C’est un
cercle vicieux et on tourne inexorablement en rond.
Travailler la vision pour ne pas être bloqué par les
conséquences à court-terme du changement
A chaque lancement de produits/concepts, Apple a souvent gêné
beaucoup de leurs plus gros donneurs d’ordres en rendant certains
produits/usages obsolètes. Mais souvent il s’est avéré que le nouvel espace de
créativité offert par Apple a produit plus d’opportunités pour ces acteurs que la défense de l’univers technologique dans lequel il faisait vivre leurs produits
éculés. Aujourd’hui avec le lancement de l’iWatch d'innombrables sociétés dans le monde
doivent réflechir à comment profiter de ce nouvel outil.
Pour les politiques il y a une vraie difficulté à aller
au-delà des critiques qui pourraient être adressées à court-terme, mais c’est
parce que la vision et le travail qui la sous-tend manquent de puissance.
Combien de projets de loi a-t-on vu être retirés dans l’urgence parce qu’ils avaient été insuffisament préparés sur des éléments de design pourtant
fondamentaux (compatibilité constitutionnelle par exemple) ?
Mettre l’humain au cœur du design pour maximiser
l’acceptabilité
Apple ne se limite à créer un incroyable concentré de
technologie, il place l’utilisateur au cœur de cette nouvelle expérience.
Beaucoup de concurrents d’Apple comme Nokia ont échoué à ce stade.
De la même manière qu’Apple met l’expérience utilisateur au
cœur de son design, les politiques devraient concevoir et proposer des
politiques qui mettent l’humain/le citoyen au cœur. Aujourd’hui c’est ce qu’ils ont
l’impression de faire en proposant des amendements pour satisfaire une multitude de
groupes d’influence, mais cela s’appelle le clientélisme. En voulant faire
plaisir à une multitude de « quelques-uns » ils se privent de l'opportunité de plaire
à tous.
Finaliser le design en travaillant l'aspect esthétique
L'aspect esthétique est d'une importance capitale et beaucoup proposent des produits ou des concepts très intéressants mais qui manquent de cette dernière composante. Les Navajos disent "créer de la beauté, c'est résister", j'y crois et c'est valable pour tout. A noter que beau, ne veut pas forcément dire quelque chose d'épuré, froid et minimaliste. Ca peut-être quelque chose de biscornu et rugueux, mais sa forme et son aspect doivent être pensés. S'arrêter avant cette étape, c'est se priver d'une grande partie de la puissance du concept politique ou produit développé.
Aider à se projeter, donner envie et faire rêver
Une fois que toutes les étapes ci-dessus ont été franchies
(et j’insiste là-dessus !), viens le temps de la communication. Apple
excelle dans cet exercice, grâce à de petits films très simples qui mettent en
avant les nouveautés, qui invitent le potentiel utilisateur à se
promener/projeter dans ce futur, et lui donne envie d’y aller, voir même de
contribuer à l’écosystème du produit pour les développeurs d’applications ou
fabriquants d’accessoires.
Aujourd’hui, au-delà du déficit de vraies idées, ce sens de la
narration/récit manque aux politiques. Ils sont incapables de nous décrire le
monde vers lequel ils souhaitent nous mener et du coup ils sont incapables de
fédérer les énergies qui permettraient de donner corps et d’enrichir cette
vision. Je rêverais d’un petit film aussi puissant que
celui réalisé par Apple pour l’Apple Watch et qui mette en avant les
principes de l’économie participative, les nouvelles monnaies, la permaculture...
Tout le monde aurait envie d’y aller. Je ne crois pas que les politiques en
soient aujourd’hui capables mais les initiatives se multiplient comme celle de
l’incroyable projet de film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent qui justement va
nous montrer ces innovations en marche et qui a récolté en 60 jours plus de 400
000 euros de dons sur KissKiss Bank Bank (un record). Ca sort en 2015 et j’ai
hâte.
De mon côté, je travaille sur un projet similaire (j'en parlais en avril dans mon article "La Révolution bleue est en marche") visant à
montrer moi-aussi ces innovations dans un essai (probablement online) enthousiasmant
(il y aura des recoupements avec certains sujets traités par Cyril Dion dont le projet n'était pas engagé quand j'avais commencé le mien il y a un an) qui me servira aussi – si je trouve le temps et la force – de base documentaire
pour camper un gros roman situé dans ce monde futur qui nous tend les bras et
que nous risquons de rater si on prend les mauvais embranchements.
Vive la Révolution bleue !