Voilà un livre exceptionnel. « Or noir », paru il y a quelques jours à la Série noire de Gallimard, est l’un
des meilleurs polars que j’ai lus depuis des années. Dominique Manotti réussit
à nouveau un tour de force. J’avais chroniqué sur ce blog son remarquable
« Le
Rêve de Madoff » et je suis un fan de tous ses romans. Mais celui-ci est
particulier pour moi car il traite de sujets qui me passionnent depuis
des décennies avec une maestria inouïe.
L’intrigue se déroule du 11 au 31 mars 1973 entre Nice et
Marseille. Ces dates ont leur importance pour moi, car c’est à peu près la
période où mes parents m’ont créé (je suis né à Nice neuf mois plus tard le 5
décembre 1973). Ces évènements semblent avoir marqué les premières semaines de
mon embryogenèse et ma personnalité bien plus que la position des astres à ma
naissance.
En toile de fond, la guerre de succession post Antoine Guerini et
French Connection, opposant Tany Zampa et Francis le Belge à Marseille, et le
début de la guerre des casinos à Nice (Fratoni commence à traîner ses guêtres du
côté de la promenade des Anglais). Pour enquêter sur un meurtre survenu devant
le Palais de la Méditerranée, le procureur de Nice fait appel au SRPJ de
Marseille, représenté par le commissaire Daquin, fraîchement nommé et arrivé de
Paris. Daquin est un personnage très fort et vraiment attachant que l’on a déjà
suivi dans plusieurs romans de Dominique Manotti, mais ici on a la chance de le
découvrir dans sa jeunesse, à 27 ans, lors de sa première enquête. En tirant
les fils de l’enquête avec la détermination qui le caractérise, le voilà
bientôt au cœur d’une affaire d’Etat(s) impliquant tous les réseaux souterrains
marseillais (services secrets, SAC, dockers, francs-maçons, stups, trafiquants
de drogue, hommes politiques…) et niçois, mais
surtout le monde opaque et naissant du trading de pétrole. C’est là où le
livre est une véritable innovation, car à ma connaissance ce sujet, pourtant
capital, n’a jamais été abordé dans un roman.
1973 c’est en effet le début d’un nouveau monde. Le choc
pétrolier qui éclatera en automne 1973 est en gestation. L’OPEP (emmenée par
Nasser et l’Iran) veut affirmer son pouvoir vis-à-vis des 7 sœurs (Esso, BP,
Shell, Chevron, Texaco, Mobil, Gulfoil qui ne forment aujourd'hui plus que 4
groupes après plusieurs fusions successives) qui achètaient alors la plupart du brut mondial (cf. L'inavouable histoire du pétrole de Frédéric Tonolli paru en 2012 aux Editions de La Martinière réalisé en parallèle d'une excellente série documentaire que l'on peut visionner en ligne). Sentant le bon coup, certains
traders audacieux en minerais et métaux vont profiter de cette aubaine et
verrouiller la commercialisation de ces nouveaux flux. Le plus téméraire de ces
traders, c’est Marc Rich, celui qui sera surnommé pendant des décennies, le
« King of oil ». La vie de Marc Rich a, on le sent, inspiré
grandement l’autre personnage principal du roman : Michaël Frickx.
Marc Rich était le trader phare de Philipp Brothers
(PhiBro), la plus grande maison de négoce de matières premières du monde qu’il
a quitté en fracas pour fonder Glencore (initialement appelée Marc Rich and
Co). Pendant des décennies, Rich a été de toutes les opérations, les plus
juteuses, les plus secrètes et les plus condamnables. Castro, Kadhafi,
Ceaucescu, les sandinistes, Pinochet, Khomeiny, le régime d’Apartheid… Ils ont
tous utilisé les services de Rich. A la fin des années 90, Rich avait tellement
de procès liés à des embargos non respectés, des fraudes fiscales ou du
blanchiment d’argent qu’il était considéré comme l’ennemi public numéro un aux
Etats-Unis et se trouvait en exil en Suisse (à Zoug, siège historique de
Glencore). A la surprise générale, le 20 janvier 2001, Marc Rich a obtenu une
grâce présidentielle (très très controversée) de Bill Clinton, à quelques
heures de la fin de son mandat. Une vie digne d’un film de la 20th Century Fox,
firme qu’il avait d’ailleurs rachetée.
Pour celles et ceux que tout cela intéresse, je vous
recommande ardemment la lecture de l’exceptionnel « Metal Men » de
Craig Copetas (le meilleur livre sur le trading de matières premières) et
« The King of Oil » de Daniel Ammann qui racontent en détails la vie
de Marc Rich.
Dans le livre de Manotti, on a affaire à un Rich/Frickx à
ses débuts (au moment où il fonde Marc Rich and Co) dans une affaire mêlant
le grand banditisme marseillais (vestige de la French Connection qui venait
d’être démantelée), l’Iran et Israël. Dominique Manotti nous révèle d’ailleurs
un épisode très méconnu des relations autrefois clandestinement incestueuses
entre ces deux Etats. Je n’en dis pas plus tellement c’est énorme et vous le
découvrirez dans le livre (pour ceux qui n’ont pas peur des spoilers, suivez
ce lien). Le pétrole a le pouvoir de rendre fou mais aussi de mettre tout
le monde d’accord, même les pires ennemis.
Avant d’écrire des romans noirs, Dominique Manotti a
enseigné l’histoire économique contemporaine à l’université. Ca se sent.
Au-delà de son talent de conteuse parfaitement à l’aise dans la description des
milieux interlopes, elle parvient à nous camper une gigantesque fresque
économique et géopolitique, d’une époque hautement complexe où tout s’imbrique
pour préfigurer ce que sera le XXIè siècle. Après cette période charnière, tout
va tellement vite que l’on ne comprend les ressorts humains qui animent le
monde. C’est peut-être à Marseille en 1973 que l’on peut encore analyser cette
transition, pour éclairer notre présent et espérer lui substituer un autre futur.
Je confirme à peu près tous les éléments de ce livre, à part
peut-être le lien entre Rich et la mafia marseillaise qui est un fait nouveau
pour moi. Mais là-dessus soit Dominique Manotti a des informations de première
main soit elle excelle dans l’art d’inventer une histoire romanesque à partir
de faits réels. Dans tous les cas, tout cela paraît très probable.
Le livre de Dominique Manotti, tout en étant extrêmement
bien documenté se lit d’une traite. Le curseur entre information et intrigue (palpitante)
est parfaitement dosé. La culture marseillaise et niçoise sont aussi à
l’honneur. On sent ces deux villes – si différentes – à travers l’odeur de la cuisine de leurs restaurants les plus
célèbres (Chez Etienne ou L’Epuisette du Vallon des Auffes) ou de la recette de
la ratatouille, qui n’a rien à envier à celle de Jacques Médecin dans La bonne cuisine du comté de Nice, bible
de tout Niçois qui se respecte. On y croise même certains de mes artistes
favoris de l’Ecole de Nice, Ben Vautier et César, j’aurais préféré Yves Klein
mais il était déjà mort depuis 10 ans au moment des faits.
Quelques extraits qui m’ont marqué :
· Ecrire
l’Histoire, c’est savoir ménager l’oubli.
· Pas de
hasard, mais quel enchaînement ?
· Maxime ne
se voyait pas comme un truand, plutôt comme un négociateur, un intermédiaire
entre deux mondes.
· L’avenir,
ce n’est ni l’héroïne, ni la cocaïne, c’est le pétrole.
· Le
gouvernement américain joue double ou triple jeu.
· Chez moi,
l’optimisme de la volonté l’emporte parfois sur le pessimisme de la raison.
· Blanchiment,
évasion fiscale, pétrole, pavillons de complaisance, il a tout compris à
l’économie de demain.
· Avec un
bon trader, plus personne ne sait d’où viennent les marchandises ni où elles
vont.
· Non,
simplement un homme politique qui a de gros besoins comme je te l’ai dit. Où
veux-tu qu’il prenne de l’argent si c’est pas dans notre poche ? Ça
se voit moins qu’ailleurs.
· Il ne faut
pas parler de secret d’Etat, mais d’information protégée. Tous les gens du
métier sont au courant, mais chacun a un intérêt particulier à se taire. Un
équilibre du silence. A Marseille, nous fonctionnons de la même manière.
Pour finir de vous convaincre de lire ce livre, je vous
laisse écouter Dominique Manotti.