Le rapport Bernard Attali
Bernard Attali vient de
rendre hier au Premier ministre et au Ministre de la Défense un énième - mais plutôt intéressant selon ce
que les journalistes en rapportent - rapport sur la réforme de l’Ecole
Polytechnique. En particulier il prône la fusion de l'X avec plusieurs autres
écoles d'ingénieurs et une plus grande ouverture de l'Ecole qui en résulterait.
La refonte de l’X, comme celle de l’ENA, fait partie des marronniers qui
occupent régulièrement les journaux ou les bureaux des ministres. Pour de nombreux
Français, l’objectif devrait être avant tout de casser ou détruire une élite
auto-proclamée et sclérosante. C’est un point légitime mais la destruction de
l’Ecole Polytechnique n’aurait aucun intérêt si un autre système supérieur
n’était pas proposé pour la compléter ou la remplacer. L’objectif du rapport
Attali est surtout de réfléchir de façon critique à la façon dont notre système
éducatif peut continuer à former ceux qui seront capables de développer la
compétitivité de notre pays dans l’échiquier mondial et de participer aux
chantiers inédits posés par le XXIè siècle. L'Ecole Polytechnique n'étant qu'un
des maillons de ce système éducatif à réinventer.
Bernard Attali dresse un
état des lieux sévère, faisant suite à des décennies de non-choix sur l’organisation
du système des écoles d’ingénieurs en France, et souligne la nécessité d’agir
de façon rapide. Ces errements sont représentatifs de l’incapacité de notre
pays à se réformer, à penser le futur autrement qu’en répliquant les recettes
qui ont marché dans le passé. Comme le dit Bernard Attali dans sa
conclusion : « une prise de risque assumée est préférable au confort
apparent du statu quo ». C’est un truisme pour tout entrepreneur, mais
malheureusement pas pour ceux qui nous dirigent. J’espère sincèrement que les
conclusions de ce rapport seront suivies car une fois de plus il faudra
s’attendre à ce qu’elles soient mises en pièces par les tenants du statu quo
qui tuent à feu doux notre pays.
Le système français et
l’expérience américaine
Cela fait presque vingt
ans que je suis sorti de l’une de ces « grandes » Ecoles (l’ENSTA,
justement l’une des écoles d’application de Polytechnique). Après mes études à
Paris où j’avais passé trois belles années, je suis parti à Chicago faire de la
recherche en mathématiques et en informatique pendant 4 ans. Là-bas, j’ai fait
l’expérience formidable de la vie sur un campus de 20.000 étudiants de toutes
les nationalités et toutes les disciplines (de la musique aux mathématiques pures
en passant par le sport, les sciences politiques, le journalisme ou le MBA) où
se côtoyaient harmonieusement étudiants, entreprises, professeurs, doctorants,
chercheurs et surtout jeunes entrepreneurs.
Là-bas, j’ai pris du
recul sur le système français, dont on me vantait les mérites depuis mon
enfance et que le monde entier était supposé nous envier. A Chicago, j’ai
découvert que personne ne connaissait notre système ni aucune de nos minuscules
Ecoles (pas même l’Ecole Polytechnique). Cela n’avait peu d’importance car les
Américains appréciaient le niveau intellectuel des chercheurs français, seule
chose qui comptait pour eux, quelle que soit l’école d’origine. J’avais intégré
une équipe de vingt chercheurs qui comprenait pas moins de 15 nationalités (USA,
UK mais aussi Cuba, Roumanie, Iran, Argentine, Chine…), autant vous dire que
l’on n’avait peu à faire de nos systèmes éducatifs respectifs et que
l’important était de savoir ce que chacun pouvait apporter et se mettre au
travail, ensemble.
J’ai surtout découvert un
autre système qui était aux antipodes de ce que j’avais vu en France avec nos
promos sclérosées de 100 élèves, ultra gâtées (certains cours n’étaient
délivrés que pour un ou deux élèves), peu motivées par le travail (nous étions
tous plus attirés par les soirées parisiennes que par les cours), coupées de
l’entrepreneuriat (qui semblait être une utopie pour des illuminés anti-système
qui, comme moi, refuseraient les avances de grandes multinationales pour aller
dans d’obscures PME), de la recherche (qui semblait être le choix d’élèves peu
courageux, nostalgiques des sciences et des classes préparatoires qui
refusaient d’affronter la vraie vie économique) et de l’international (pourquoi
prendre le risque de commencer une carrière à l’étranger quand on peut être
bien au chaud en France ?). Tout cela est en train de changer dans l'esprit des nouvelles générations Y ou Z, bien heureusement.
Le système américain
n’est pas exempt de critiques non plus, et la croissance galopante des frais
d’inscription est par exemple alarmante. Un peu comme à Sciences Po, elle a été
concomitante à une starification et sur-rémunération des professeurs, et a
conduit à un surendettement des étudiants, qui notamment dans les universités
de taille moyenne seront incapables de rembourser leurs frais (pour de nombreux
observateurs, il s'agirait même de la prochaine bulle spéculative). En cela, le
système français est beaucoup plus sain, mais cela ne nous empêche pas de nous
inspirer de ce qui fonctionne bien ailleurs.
A noter que la croissance
des frais d'inscription a eu pour conséquence le développement fulgurant des MOOC
(Massive Open Online Course) qui pourraient conduire à une forte baisse de la
fréquentation des universités de réputation intermédiaire. La France emboîte le
pas à ce mouvement et d'ailleurs depuis 2013, l'Ecole Polytechnique est l'une
des premières Ecoles françaises à offrir certains de ses cours sur Coursera.
Un manque d’intérêt des
ingénieurs français pour la recherche
Le faible intérêt dans
mon école pour la recherche était en partie lié à la faible attractivité des
laboratoires internes et je pense que c’est aussi le cas ailleurs (même à
l’Ecole Polytechnique où l’un de mes anciens collègues américains vient de passer six
mois, à part quelques labos, aucun n'ont la taille critique). L’administration de l’ENSTA qui tenait à son caractère généraliste avait
la responsabilité d’une cinquantaine d’enseignants-chercheurs. Plutôt que d'axer
la recherche sur quelques thèmes d'excellence, la direction avait fait le choix
depuis des décennies d’avoir un mini-labo par discipline (maths, chimie,
mécanique, informatique, robotique, électronique…) comprenant chacun un à huit
chercheurs ou doctorants. « L’étage des labos » comme nous le
surnommions était donc une sorte de zoo où étaient exposés quelques spécimens de
chacun des continents (n’y voyait là rien de péjoratif - j'appréciais beaucoup
ces chercheurs et cet étage - mais surtout une image pour illustrer ce curieux
choix). Autant vous dire, que comme dans un zoo, les chercheurs (dont la
plupart étaient excellents et de réputation nationale ou mondiale) ne paraissaient pas
totalement heureux et rêvaient de trouver un poste ailleurs avec davantage de
leurs semblables. Même si les chercheurs ont toujours coopéré via Internet avec
des chercheurs à l'autre bout du monde, l'isolement est un problème au
quotidien, surtout pour les thésards qui n'ont pas encore de réseau à
l'extérieur et se retrouvent souvent à un ou à deux, ce qui est insuffisant
pour créer une dynamique de recherche et aboutir à des résultats audacieux.
A part pour les élèves
qui avaient un profond intérêt pour la recherche (opiniâtre, j’avais quand même
effectué trois stages dans ces laboratoires !), il était peu étonnant que
quasiment personne n’ait eu envie de fréquenter cet étage et de devenir
chercheur, même pour les premières années de sa carrière. D’ailleurs, le monde
de l’entreprise ne nous y incitait pas non plus car un ingénieur-thésard était
plutôt moins bien payé à l’embauche qu’un ingénieur sans thèse, ce qui n’était
absolument pas le cas aux Etats-Unis. Pire, on conseillait aux jeunes
ingénieurs qui n’avaient pas fait de thèse, de ne pas faire de technique trop
longtemps en début de leur carrière afin de ne pas être catégorisé comme
« expert » ce que les directions des ressources humaines de nos
grandes entreprises ont tendance à opposer au « manager », ce qui est
une erreur phénoménale pour le management de projets ou d’entreprises à
caractère technique. C'était ce que l'on m'avait dit au dernier entretien
d'embauches chez EDF et cela avait achevé de me convaincre que je n'étais pas
fait pour ce genre de groupes.
On pourrait se dire que
cette répulsion pour la recherche n'est pas grave car après tout nos
« belles têtes pensantes » mettront leur intelligence à profit
ailleurs. Mais c’est faux, c'est très grave. Le désintérêt assez généralisé des ingénieurs
français pour la recherche et la technique est l’une des raisons qui a conduit
notre pays à rater la plupart des révolutions techniques depuis des décennies,
à se désindustrialiser, à s’appauvrir, à s’affaiblir. Depuis des décennies, les
meilleurs éléments se sont vus propulsés managers dans des banques, des
cabinets de conseil, des entreprises de services ou industrielles, sans souvent
disposer de l’expertise profonde scientifique permettant de révolutionner leur
métier, menant à des ruines comme celles d’Alcatel, Alstom ou d’Areva (si de grands
scientifiques comme Robert Dautray – le père du nucléaire civil français –
avait dirigé le programme EPR au lieu d’une armée d’experts en tableaux Excel,
Areva n’en serait pas là). Dans la plupart des grands groupes, nous vivons sur les révolutions engagées par nos aïeuls que nous améliorons de façon incrémentale, sans plus vraiment comprendre ni la cohérence d'ensemble ni avoir la ferveur qui permet de tout révolutionner. La logique de "carrière" dans laquelle se place la plupart des ingénieurs, les pousse aussi à être "sages" et à ne surtout pas critiquer les "dogmes" qui ne devraient plus être. Là encore, Areva est l'exemple typique.
Par ailleurs, ce dédain
pour la recherche a engendré un non-renouvellement du tissu de TPE/PME
réellement innovantes. En effet, c’est souvent durant sa thèse (parfois dès les
premiers mois) que peuvent se forger des qualités très utiles au futur
entrepreneur innovant : la faculté à prendre connaissance d’un secteur et à y apporter sa contribution personnelle en inventant ce qui
n’existe pas encore, souvent en opposition avec ses pairs qu’il faudra
convaincre (les scientifiques sont redoutables à l’égard des idées nouvelles, ce qui est pour celui qui veut changer les choses un excellent exercice de conviction s'il monte une entreprise où là aussi il est difficile de "penser" autrement et de prendre le risque de proposer quelque chose de nouveau).
Cette faculté d’invention
dans l’inconnu et de contestation de l’ordre établi est ce qui distingue la
recherche du développement, et c’est elle qui donne un avantage compétitif aux
entreprises. Or, on n’acquiert pas ces compétences dans un grand groupe où l’on
vous apprend plutôt à faire la même chose que vos concurrents et à prendre très
peu de risque.
Enfin, les jeunes
doctorants ou chercheurs confirmés, sont les créateurs idéaux de startups (mais
pour cela, il faut que les universités les y incitent et les accompagnent, ce
qui n’est absolument pas le cas dans la plupart des laboratoires en France, à
quelques exceptions près). Beaucoup de chercheurs, tellement passionnés par
« leur » idée et leur capacité à « changer le monde »
(forgée dans les longues soirées d’errements solitaires), franchissent aux
Etats-Unis (et partout ailleurs dans le monde) le pas et créent leur société ou
rejoignent d’autres petites structures déjà existantes.
La source du mal français
en terme d’innovation
A un moment, où les
innovations pour développer la compétitivité de nos entreprises et résoudre les
grands problèmes de notre temps, nécessiteront des approches pluri-disciplinaires
radicales faisant appel aux sciences, à la technique et aux sciences sociales,
on peut craindre le pire pour l’avenir industriel de la France. Pour jouer un
rôle leader dans les évolutions à venir dans la médecine, les matériaux du
futur, le stockage d’énergie, les énergies renouvelables, les réseaux
intelligents, la biologie... (et j'en passe) il faudra s’appuyer sur des percées de laboratoires ou mieux il
faudra réaliser ces percées dans des centres de Recherche et Développement au sein d’entreprises
françaises.
Il faudrait que l’Etat
français soit conscient que c’est dans l’interaction prolongée entre jeunes
ingénieurs et chercheurs que se créeront les idées qui donneront les fleurons
français de demain, et non pas en saupoudrant des laboratoires moribonds de
grands emprunts ou en couvrant de prêts BPI des startups sans idées de rupture,
vagues répliques locales de modèles étrangers ayant réussi, portées par des
ex-consultants ou banquiers d’affaires. C’est même devenu une spécialité
française à tel point que les venture capitalists hésitent à financer
autre chose que des clones. Le refus de la plupart des ingénieurs français de
se pencher dans l’inconnu et le scientifiquement complexe est la cause du mal
français et de notre manque récent de compétitivité.
L’ère pionnière durant
laquelle nous construisions le Concorde, les premiers TGVs ou le tunnel sous la
Manche est bien lointaine. D’ailleurs cela a tendance à convaincre les partisans
du modèle étatique et centralisé de l’innovation, qu’il serait temps d’y
revenir. On a bien vu les dégâts d’une telle politique avec le projet Quaero de
Chirac (qui voulait concurrencer Google dans les moteurs de recherche) ou plus
récemment avec la débâcle financière des deux projets étatiques de « cloud
à la française » (Numergy et CloudWatt). On n’innove plus comme cela au 21ème
siècle, avec des programmes fermés et planifiés sur 10 ans. Malgré cela, de
nombreux politiques sont toujours incapables d’imaginer que les géants de
demain puissent naître en dehors de toute intervention d’Etat ou de nos grands
groupes vieillissants. Les entreprises du CAC40 ont aujourd’hui une moyenne
d’âge d’un siècle et plus jeune d’entre elle a autour de trente ans.
Cet erreur de jugement
sur l’origine de l’innovation technologique a par exemple aussi grandement
contribué depuis quarante ans à l’échec de Sophia Antipolis, dont Pierre
Laffitte (porteur du projet et ancien directeur de l’Ecole des Mines de Paris –
pourtant une des rares écoles à exceller dans le partenariat
recherche-industrie) rêvait de faire la Silicon Valley française. Il avait vu
juste sur l’élément tellurique (la faille qui longe les côtes niçoise est quand
même plus petite que celle de San Andreas) et météorologique (Nice – j’y ai
grandi jusqu’à 19 ans - est une ville presque aussi agréable que la Californie)
mais il ne suffit pas de déplacer des sièges de grosses entreprises pour cloner
Stanford. Avec un nombre très faibles d’élèves ingénieurs diplômés et
doctorants sur la côte d’azur, il lui manquait l’ingrédient principal qui a
fait la Silicon Valley : le campus de Stanford (c’est à Nice qu’il aurait
fallu décentraliser Polytechnique et une multitude d’autres Ecoles). Par
ailleurs, il manquait un élément culturel libertaire, propice à l’esprit
d’innovation et qui voyait dans la technologie une voie d’émancipation. Cet
état d’esprit remonte à la Beat Generation de Kerouac dont San Francisco était
l’épicentre.
Quel avenir pour les
grandes écoles parisiennes ?
Quand je suis revenu à la
fin de l’année 2000 en France, j’avais deux grandes envies : créer ou
rejoindre une startup à Paris et participer à la réflexion sur la politique
d’innovation en France et l’organisation du système des écoles d’ingénieurs.
(J’avais d’autres envies comme écrire un roman ou fonder une famille, mais ce
n’est pas l’objet de ce post).
La première envie a été
assouvie, avec la création d’une première startup en 2000 s’appuyant sur toutes les
recherches que j’avais vues ou effectuées aux Etats-Unis en modélisation,
simulation et optimisation. Nous n’étions que deux en 2000 et cette société
emploie toujours plus de 50 personnes aujourd’hui, dont une grande partie de
docteurs. Passionné (et préoccupé) par les questions énergétiques et
environnementales, j’ai quitté cette startup en 2014 pour rejoindre une autre startup
(créée deux ans plus tôt et qui comptait une quinzaine d’employés) qui emploie
aujourd’hui plus de 150 personnes et qui est au cœur des décisions énergétiques
en France et en Europe.
Ma seconde envie ne fut
qu’une série de déceptions. Après mon passage aux Etats-Unis, il était évident
que l’on ne pourrait pas attirer les élèves ingénieurs vers la recherche sans
une massification très significative de la taille des laboratoires (dans une
fac américaine, c’est plusieurs dizaines de personnes qui sont nécessaires à la
création d’une véritable équipe de recherche d’envergure internationale). Et
cela passait nécessairement par la fusion des laboratoires de nombreuses écoles
et donc aussi la fusion de celles-ci.
En 2001, je suis entré au
conseil d’administration de l’association des anciens élèves de ENSTA, à un
moment où le projet ParisTech (Paris Institute of Technology
en réponse au Massachussets Institute of Technology – le fameux MIT) commençait
à prendre corps et j’espérait peser sur celui-ci. Sur le papier c’était une
première étape intéressante, puisqu’il s’agissait de faire adopter par une
douzaine d’écoles parisiennes un nom commun (qu’elles apposeraient après leur
nom d’origine) afin de peser plus dans le classement de Shanghai, d’avoir une
plus grande lisibilité à l’internationale notamment pour les échanges
d’étudiants, de favoriser les transferts d’élèves d’une école à une autre à
Paris pour effectuer des cours, des masters ou des thèses, et permettre
également aux chercheurs de travailler ensemble pour former virtuellement de
plus grands labos.
Derrière cette bannière,
toutes les écoles gardaient leur autonomie et leur souveraineté. Il s’agissait
donc d’une approche extrêmement confédérale et pas du tout d’une fédération, ni
encore moins d’une fusion. Peu à peu, en entrant dans le projet, j’ai observé
que sous l’affichage séduisant, le statu quo était intact, maintenu par les
exécrables rivalités entre les différents corps de l’Etat où atterrissent les
Polytechniciens selon leur classement de sortie. Je n’imaginais pas à quel
point ce système était sclérosé et sclérosant. Aucun système fédéral ne
semblait envisageable car il n’était pas possible de mettre l’Ecole
Polytechnique (et HEC qui avait rejoint le consortium en tant que business
school, ce qui était plutôt une bonne idée pour favoriser la création
d’entreprises) au même niveau que les autres. D’ailleurs ni l’Ecole
Polytechnique ni HEC n’ont à ce jour accolé ParisTech à leur nom (alors que
toutes les autres écoles l’ont fait). Au niveau des écoles d’applications de
polytechnique (Mines, Ponts, Agro, Telecom, ENSTA, ENSAE), il n’était pas du
tout non plus possible de parler de fusion ou de rapprochement car les anciens
avaient peur de perdre leur rang (qui même des décennies après la fin de
leurs études semblait être l’ordre établi immuable entre eux et leurs anciens camarades
de promo).
Il fallait casser ce
corporatisme figé au sein des très puissantes associations d’anciens élèves. N’étant
moi même issu d’aucun de ces corps (j’étais ce que l’on appelle un ingénieur
civil), je n’avais pas accès aux discussions où les choses se décidaient, et
j’ai donc jeté l’éponge, tout en restant un observateur passif au sein de
l’association.
Les choses ont tout de
même fini par bouger un peu. Il a fallu attendre 2009 pour que le corps des
Mines fusionne avec celui des Télécoms (même si derrière, « ceux des
Mines » et « ceux des Telecoms » ne se considèrent pas en égaux)
et que celui des Ponts fusionne avec celui des Eaux et Fôrêts, ce qui était un
effort considérable pour ces institutions toutes au moins napoléoniennes.
Ces institutions aux origines au moins napoléoniennes pour la plupart, se
mettaient enfin en mouvement.
La deuxième étape du
processus fut ce que l’on appelle le projet du plateau de Saclay (poussé sous
la présidence Sarkozy) qui consistait à réunir toutes ces écoles au sud de
Paris (à l’exception des Ponts et Chaussés qui avaient fait le choix depuis 10
ans de quitter la rue des Saints-Pères pour Marne-la-Vallée). Il s’agit d’un
chantier colossal financé en partie par la reprise du foncier parisien des
Ecoles et l’ENSTA fut la première à franchir le pas avec une installation à Palaiseau
en septembre 2012. Les autres Ecoles devraient arriver dans les années à venir
et depuis peu, le projet a été repris sous l’égide de l’université Paris Saclay
(ce qui a déplu à l’Ecole Polytechnique, mais qui n’a pas eu le choix de
l’apposer à son logo cette fois-là) ainsi que les centres de recherche de
nombreuses entreprises de moyenne ou grande taille.
On peut donc dire que les
choses progressent (lentement) dans le bon sens et que chacune des Ecoles a
fait entre temps beaucoup de progrès dans l’élaboration de ses programmes et
dans son ouverture à l’étranger. Mais le réel problème demeure : on a
toujours une collection d’écoles séparées, qui pour beaucoup tiennent à leur
passé généraliste. Dans ces conditions, impossible de massifier les
laboratoires de recherche et d’inciter les élèves à effectuer des thèses ou à
interagir plus avec les chercheurs. Retour à la case départ.
L’Ecole Polytechnique de
Paris … et de province
L’enjeu est donc bien la
fusion réelle de toutes ces écoles par exemple sous le nom d’ « Ecole
Polytechnique de Paris » comme le prône Bernard Attali, mais les combats
de vieux grognards ne feront que commencer car les anciens polytechniciens
auront du mal à accepter de fusionner avec des « sous-écoles ». A
titre d’exemple, l’Etat avait chargé fin 2013, l’ENSTA et Polytechnique
d’étudier une fusion. 18 mois plus tard le résultat est : l’ENSTA et
Polytechnique signeront une convention d’association… Par ailleurs, le rapport
prône une ouverture bien plus grande aux étrangers, aux boursiers et aux
universitaires, autres sujets de grogne potentielle. La détermination du
gouvernement pour mener à bien ce chantier sera donc décisive. On peut en douter,
car on parle d’ « Assises de l’Ecole Polytechnique » qui seraient
tenues début 2016 et la campagne présidentielle risque d’enliser toute
décision. Monsieur Bayrou s’est déjà déclaré stupéfait, venant d’un ministre de
l’éducation qui avait brillé par son amour du statu quo, on n’en attendait pas
moins. On peut être agrégé de lettres classiques sans pour autant refuser le
changement et préparer l’avenir. Ou alors on fera de Polytechnique, des écoles
d’ingénieurs (et pourquoi pas du Grand Paris ou de la France comme le pensent certaines de nos élites), un grand musée.
Quand bien même on
parviendrait à fusionner ces Ecoles, pour recréer un Stanford ou un MIT, il
faudra résoudre les problèmes de distance entre les différents bâtiments –
espérons-le dédiés chacun à seulement quelques disciplines. La plupart des Ecoles
auront en effet bâti leurs propres infrastructures (neuves) à suffisamment de
distance (plusieurs kilomètres) entre elles pour ne pas subir d’ombrages
respectifs (et notamment de l’Ecole Polytechnique, évidemment très
accaparatrice en ses terres). A minima il faudrait regrouper tous les laboratoires de recherche de toutes les écoles à quelques pas les uns des autres. Avec des bâtiments aussi éloignés, il n’y aura
aucune massification ni aucune place simple aux projets pluri-disciplinaires ni surtout pour la
spontanéité et le hasard des rencontres. A Chicago, les élèves de la Business
School passaient leur temps à rôder autour de la faculté d’ingénierie, et les
ingénieurs allaient suivre des cours ou des conférences en médecine, en
philosophie ou en création de startups, juste en pédalant quelques minutes.
Il y a vingt ans, la
France voyait déjà se former dans le monde d’énormes mastodontes universitaires
à l’extérieur des Etats-Unis (l’EPFL à Lausanne, le Technion en Israël,
universités chinoises…). La réaction a été d’une lenteur effarante, espérons
que cette fois-ci les Corps sauront dépasser la question de leurs classements
de sortie pour trouver une solution rapide et efficace.
Sinon il faudra peut-être
lancer la construction d’un immense campus tout neuf et fermer les autres.
L’étape suivante sera alors de créer la même dynamique dans plusieurs autres
régions de France pour casser le monopole parisien et permettre le développement
des territoires.
Si rien ne bouge, les
citoyens et les entrepreneurs (comme dans tant d’autres secteurs de la vie
publique) reprendront eux-mêmes les choses en main en ouvrant leur propres
écoles, comme l’excellente initiative de l’Ecole 42
lancée par Xavier Niel pour former des développeurs d’un très haut-niveau et
sélectionné sans aucun background particulier. Dans l’excellent slideshow #ParisIsBack
de l’incubateur parisien TheFamily, seul un seul slide sur 49 évoque les écoles
d’ingénieurs traditionnelles, c’est un signe que les directeurs d’Ecoles
devraient percevoir comme un signal d’alarme.