vendredi 27 novembre 2009

Nauru ou l'aveuglement du capitalisme


On compare souvent la Terre à l’île de Pâques (cf. mon post Un dimanche de Pâques) afin que l’humanité prenne conscience que si elle continue dans sa folie, détruit son environnement et épuise ses ressources, elle finira dans un désert dont elle ne pourra plus s’extirper. Néanmoins les théories sur les raisons de l’effondrement de la civilisation pascuane sont controversées, les premiers occidentaux n’ayant découvert l’île qu’en 1722, soit bien après la chute de la civilisation.


L’histoire abominable de l’île de Nauru (parfaitement racontée dans l’excellent livre Nauru, l’île dévastée de Luc Folliet paru en 2009 aux Editions La Découverte et dont s'inspire ce post) est tout aussi instructive et ne souffre d’aucune controverse. Nauru est une minuscule île de Micronésie dont le territoire a une superficie de 21.3 km2. D’après Wikipedia, sur les 193 Etats indépendants recensés sur Terre, Nauru est le troisième plus petit du monde (les deux plus petits étant Monaco et le Vatican). Ce roc perdu aurait pu rester complètement anecdotique s’il n’avait pas un secret.


Pendant des millions d’années, les oiseaux sont venus nicher sur cette île et l’ont recouverte de leurs excréments. En 1896, un capitaine australien ramasse une étrange pierre sur l’île et la ramène à Sidney. 3 ans après, un de ses collègues de la Pacific Island Company analyse le caillou : c’est du phosphate pur. A cette époque, l’Australie recherchait à tout prix du phosphate comme engrais pour ses gigantesques terres. Les Britanniques négocient alors avec les Allemands (l’île est placée sous leur protectorat) qui exploitaient uniquement le copra (chair séchée de noix de coco). Ils paient cher la transaction afin que personne n’entende parler de leur découverte : la plus grande mine de phosphate à ciel ouvert du monde ! Les réserves s’élèvent à 500 millions de tonnes (ça en fait du caca d’oiseau !) et l’extraction démarre en 1907. L’Australie, l’Angleterre et la Nouvelle-Zélande veulent annexer ce trésor qui est finalement placé sous mandat britannique (mais administré par l’Australie). Vers 1920, ce sont des centaines de milliers de tonnes qui sont extraites chaque année, sous l’œil curieux des Nauruans qui ne touchent que de modestes commissions (2% en 1948). Entraînés par Hammer Deroburt, ils renégocient âprement l’accord avec leurs « protecteurs » et finalement en 1968 l’île devient indépendante et le peuple à nouveau propriétaire de sa fantastique mine de phosphate.


Du jour au lendemain, avec ses 4000 habitants, Nauru devient l’Etat le plus riche du monde (en PIB par habitant). Or Deroburt sait qu’ils n’ont qu’au maximum 30 ans de réserve et, avec sagesse, il décide d’investir les profits pour assurer une rente à son peuple. Malheureusement en face d’eux les Nauruans ont trouvé tout ce que l’humanité avait de plus avide et de plus malhonnête. Leurs soit-disant « conseillers » étrangers les ont conduits à investir des montants exorbitants dans des projets immobiliers sans avenir ou dans des investissements de prestige inutiles comme la compagnie d’aviation locale Air Nauru qui desservira en perte pure toutes les îles de la région.

Soutenus financièrement par leur gouvernement, les habitants n’ont bientôt plus besoin de travailler. Tout est gratuit sur l’île, même le ménage dans les maisons ou le soin des nouveaux-nés. Les Nauruans deviennent tous obèses et souffrent rapidement de diabètes. Leur passe-temps est de choisir chaque mois ce qu’ils pourront importer de plus fou (voiture, meubles, bateau) avec l’argent versé par l’Etat. Certaines familles ont jusqu’à 7 voitures et les habitants s’amusent à faire des tours de l’île sur l’unique route qu’elle possède. Les dirigeants se versent des salaires princiers et ont des budgets de fonctionnements délirants. Tous les habitants de l’île, aveuglés par l’argent, sont devenus fous.


Peu à peu, le gouvernement s’aperçoit que les investissements du Nauru Phosphate Royalties Trust sont véreux et que certains fonds ont été détournés par les « conseillers ». Le gouvernement ne dit rien. Les habitants alertés et inquiets manifestent. Le gouvernement augmentent alors les traites qui sont versés aux Nauruans pour acheter la paix sociale, creusant encore davantage les finances du pays.


En 1997, l’activité de la mine est quasiment nulle. Plutôt que d’engager une réforme du mode de vie, le gouvernement se retrouve dans la spirale infernale de l’emprunt pour rembourser les intérêts d’autres emprunts… L’Etat est au bord de la faillite et commence à se « prostituer » pour maintenir encore quelques années son niveau de vie ahurissant. Tout d’abord les dirigeants créent la Nauru Agency Corporation, immeuble de « boîtes aux lettres » pour banques. Des centaines de banques « écrans » s’y établissent et Nauru devient rapidement un gigantesque paradis fiscal et un royaume pour blanchir de l’argent. Selon Luc Folliet, en 1998 ce sont 70 milliards de dollars qui auraient été blanchis par la mafia russe par la Nauru Agency Corporation ! Le GAFI ne tarde pas à mettre Nauru sur sa liste noire. Nauru se lance alors dans d’autres business lucratifs :

- vente de faux papiers d’identité à des terroristes, à tel point que Colin Powell qualifie le pays de Rogue State,

- vente des droits de vote de Nauru dans les grandes instances internationales (par exemple pour la Commission Baleinière Internationale où ils se sont placés à la botte des Japonais),

- ouverture d’une prison pour les réfugiés politiques dont l'Australie ne veut pas.


A la fin des années 1990, la Bank of Nauru et l’Etat font faillite. Aujourd’hui cette île n’a plus rien et les habitants, après trente ans d’oisiveté, n’ont pas les valeurs ni l’éducation pour se ressaisir ou même vivre normalement comme avant. L’île est foutue.


En bons occidentaux hautains, on pourrait se dire que cette histoire ne peut survenir que dans une île d’indigènes incultes. Mais remplacez dans l’histoire ci-dessus « Phosphate » par « Pétrole » et vous comprendrez exactement ce qui arrive à Dubaï aujourd’hui. Le cheikh Al Maktoum doit rééchelonner sa dette et se rend compte que tous les projets pharaoniques dans lesquels on l’a convaincu d’investir n’ont aucun intérêt. Attendez un peu et vous verrez que les habitants de Dubaï connaîtront le même sort que ceux de Nauru, avec les instabilités politiques et militaires que cela ne manquera pas d’engendrer. Dubaï ne pourra même pas essayer de se diversifier en devenant un grand centre de blanchiment : il l’était déjà !


Plutôt que de se moquer d’eux, l’exemple de Nauru et de Dubaï doit nous faire réfléchir. Il pose une question profonde et générale : comment peut-on vivre éternellement à partir d’une richesse naturelle en quantité finie ? Pour moi c’est la question principale à laquelle l’humanité devrait essayer de répondre aujourd’hui, car nous sommes tous à peu près dans la même situation (sauf ceux qui n'ont rien et qui finalement pourront nous apprendre beaucoup un jour). La folie des grandeurs n’est certainement pas la bonne voie. Il faut apprendre à vivre des intérêts du capital naturel (voir même des intérêts des intérêts de ce capital, lorsque celui-ci a été érodé, comme dans le cas des réserves halieutiques), ce qui implique une certaine rigueur/modération de gestion. A moins évidemment qu'aveuglé par le plaisir court terme, on n’en ait rien à faire des générations futures. Les hommes qui ont en seulement trente ans tué Nauru, seront haïs par ce peuple jusqu’à la fin des temps. Qu'en sera-t-il des dirigeants actuels des 20 pays les plus riches ? Si on prend un pas de recul, n'a-t-on pas l'impression que l'ensemble des ressources naturelles / matières premières que nous utilisons sont dans une large mesure utilisées à des fins futiles et inutiles ? Quelles ressources vivantes, minérales ou énergétiques restera-t-il en stock dans 100 ans pour nos arrières-petits-enfants ?


Il est vraiment temps de se poser les bonnes questions, en tenant compte des travers de l’humanité (cf. mon post Animal spirits). Et vite.

2 commentaires:

Delphine Dumont a dit…

Je ne vois pas le rapport avec le capitalisme. Il s'agit de stupidité et d'avidité.

Jean-Pierre Goux a dit…

Bonjour Delphine,

Evidemment c'est davantage de la stupidité et de l'avidité dont il s'agit ici. Ceci dit, jusqu'il y a quelques mois, peu de voix s'élevaient pour indiquer que les choix économiques de Dubaï étaient stupides, donc on était peut-être plus dans l'aveuglement collectif (phénomène responsable de toutes les bulles) que dans la stupidité.

En ce qui concerne le capitalisme, il a quand même certainement une responsabilité dans ces deux histoires. Nauru est passé d'une économie insulaire à une économie capitaliste en trop peu de temps, et l'île n'a pas su juguler les défauts du capitalisme (qui a aussi ses vertus) ni résister à ses tentations. Plus globalement, je ne crois pas que le capitalisme seul (définitions de wikipedia ci-dessous) renvoie les bons signaux pour gérer correctement des ressources en quantités finies. Il faut que ce capitalisme s'accompagne d'une régulation forte ou d'une conscience d'état dans la durée, ce qui n'est pas le cas si l'on donne libre cours aux forces du marché sans contrepoids.

Définitions de wikipedia:
Dans une première définition, le capitalisme est entièrement défini par la propriété privée des moyens de production. En effet celle-ci implique le droit de disposer librement des biens en question et des fruits de leur utilisation, donc de les échanger librement avec d'autres agents. Dans ce régime, les propriétaires de moyens de production peuvent arbitrer de diverses façons entre le souci de servir les consommateurs, la recherche du profit et l'accumulation de capital, faisant ainsi de la recherche du profit monétaire et de l'accumulation de capital des possibilités offertes aux agents, mais pas des éléments de la définition du capitalisme. On considère néanmoins qu'en régime capitaliste, le mobile principal de l'activité économique est la recherche du profit qui trouve sa contrepartie dans le risque1.
Une deuxième définition, d'inspiration marxiste, met en avant la recherche du profit, l'accumulation de capital, le salariat et le fait que les travailleurs ne sont pas propriétaires de leurs outils. Contrairement à la première, cette définition admet la possibilité d'un capitalisme d’État où toutes les ressources et tous les moyens de production seraient propriété d'un État. Ce régime est alors dénoncé, comme le capitalisme en général, puisque les moyens de production sont utilisés dans l'intérêt du groupe au pouvoir, comme le ferait une personne privée, et non dans l’intérêt de la collectivité.