mardi 13 avril 2010

L’art de résoudre les problèmes


Cela fait longtemps que je voulais consacrer un article à Terence Tao, un mathématicien extraordinaire de 34 ans, que nombreux considèrent comme le plus grand de notre époque. Vous n’en avez probablement jamais entendu parler sauf si vous êtes mathématicien ou si avez lu la chronique de Jean-Paul Delahaye dans Pour la Science du mois d’avril 2010 qui lui est consacrée. Terence Tao est extraordinaire sur tous les plans. Australien d’origine chinoise, il est un prodige des mathématiques. A l’âge de 10 ans, il représente son pays aux Olympiades Internationales de Mathématiques (en France on prend plutôt les meilleurs élèves de classe prépa âgés de 19 ans) et remporte la médaille de bronze. A 11 ans c’est la médaille d’argent et à 12 ans c’est la médaille d’or. Ces jeunes prodiges ne sont cependant parfois pas toujours équilibrés et ne donnent pas tous de bons chercheurs. Terence Tao est lui complètement équilibré, il vit aujourd’hui avec sa femme et son fils et enseigne avec UCLA. C’est un garçon très souriant, très à l’aise dans les relations humaines (il compte un nombre impressionnant de coauteurs) et qui s’intéresse à tout. Sur le plan scientifique, il a poursuivi sur sa lancée en terminant sa thèse de doctorat à 20 ans et en remportant la médaille Fields en 2006 à 31 ans (l’équivalent du prix Nobel en mathématiques mais qui n’est décerné que tous les 4 ans). Contrairement à la plupart des mathématiciens contemporains, Terence Tao est à l’aise dans quasiment tous les domaines de cette discipline et c’est donc peut-être le dernier mathématicien universel. Il publie un nombre ahurissant d’articles et rien ne semble lui résister. On dit que lorsque les mathématiciens d’un domaine bloquent sur un problème très difficile, la solution est de réussir à y attirer l’attention de Terence Tao. C’est un peu le capitaine Flam des mathématiques.


Terence Tao n’est pas avare de son art puisque dès l’âge de 15 ans il a publié un livre extraordinaire intitulé « Solving Mathematical problems, a personal perspective » qui explique comment il procède face à un problème, comment il l’ausculte, comment il le dissèque, comment il sèche et se ressaisit, comment il contourne la difficulté, comment il agence les indices accumulés et finalement comment il en vient à bout. C’est une immersion dans le cerveau d’un génie et c’est aussi fascinant à lire que le scénario d’Ocean’s 11. Vous pouvez en télécharger les deux premiers chapitres sur le site Internet de Terence Tao. Bon, j’admets, c’est quand même beaucoup plus austère qu’Ocean’s 11.


Il est étonnant que cet ouvrage ne soit pas recommandé aux élèves ayant choisi une voie scientifique. A croire que les professeurs ne souhaitent pas partager ces secrets, apeurés que leurs élèves les dépassent ou persuadés que les vrais mathématiciens doivent les découvrir par eux-mêmes. Pour les plus grands mathématiciens, c’est certainement vrai, mais pour les mathématiciens intermédiaires qui n’ont pas la prétention de remporter la médaille Fields mais juste d’explorer des problèmes abordables, je crois qu’il faudrait vraiment le faire lire. L’élitisme de l’enseignement des mathématiques empêche l’émergence de bons mathématiciens.


Ce livre est extraordinaire de lucidité : on voit le mathématicien face à son hydre et toutes les étapes de la tactique qu’il met en œuvre pour le décapiter. Ces commentaires sont bien plus intéressants que la preuve elle-même, qui est souvent concise et qui ne révèle pas les mille turpitudes par lesquelles est passé le mathématicien. Pour Terence Tao, le travail accumulé dans la recherche de la preuve (avec ses fausses pistes, ses retours en arrière et ses progressions lentes) est aussi important que la preuve elle-même.


Passionné par l’art de résoudre les problèmes et par Internet (il tient un blog sur lequel il poste quasiment tous les jours des pages et des pages de mathématiques) il a développé un concept appelé Polymath qui permet à des mathématiciens de résoudre à plusieurs des problèmes très difficiles. Quand un nouveau problème est posté sur le site de Polymath les mathématiciens échangent sur les indices disponibles et sur les voies possibles pour venir à bout de tout ou partie du problème. Le modérateur du site (Tao ou parfois un autre) intervient régulièrement pour faire une synthèse objective des progrès accomplis et remettre en perspective le travail. Plusieurs problèmes très complexes ont déjà été résolus par le collectif Polymath. Dans le mode fonctionnement, on est très proche de la philosophie open source qui a par exemple conduit à la construction du système d’exploitation Linux (si vous n’étes pas familiers avec la philosophie de l’open source, je vous conseille la lecture de « La Cathédrale et le Bazar », un essai d’Eric Raymond, l’inventeur du concept).


Quand je vois la masse de problèmes devant lesquels l’humanité bute, et sur lesquels elle fait du surplace ou régresse : la dette, la protection de la planète, l’éradication de la pauvreté, la lutte contre le crime organisé et la corruption, le chômage… Je me dis qu’il faudrait réussir à intéresser Terence Tao à ces problèmes ! Malheureusement, la solution de ces problèmes n’a rien de mathématique et l’échec dans leur traitement résulte davantage des travers inhérents aux êtres humains et à l’organisation de notre société, où les plus intelligents sont plus souvent du côté qui pose les problèmes que de celui qui cherche à les résoudre. Même Terence Tao se perdrait dans ce dédale kafkaïen empli d’embûches et de luttes d'ego, de mensonges et de couardise, d'incompétences et de cupidité, qui n’a rien à voir avec l’univers idéal et épuré des mathématiques. Pour en venir à bout, il faudra des femmes et des hommes héroïques. Seuls des individus désintéressés et galvanisés de courage pourront faire évoluer le système.

2 commentaires:

Grasyop a dit…

Personne n'a entrepris de traduire ce livre en français ?

Jean-Pierre Goux a dit…

Pas à ma connaissance, mais ce serait une excellente idée !