samedi 16 octobre 2010

Mandelbrot et la découverte du monde fractal



Le 14 octobre 2010 est un triste jour pour les mathématiques : Benoît Mandelbrot s’est éteint à l’âge de 85 ans. Ce mathématicien franco-américano-polonais est le père des objets fractals. C’est à lui que je dois mon amour pour les mathématiques. Notre prof de maths de seconde nous avait emmenés voir une expo sur ces étranges ensembles et j’ai lu après tout ce que je pouvais trouver sur ce sujet. J’ai alors découvert que les mathématiques étaient un édifice non pas statique mais en mouvement, qu'elles pouvaient servir à expliquer la nature et le monde économique. Les fractales ouvraient également des réflexions philosophiques inédites sur l’infini et étaient une forme nouvelle d’art (les visual DJs du mouvement techno que je découvrais à la même époque utilisaient beaucoup les fractales aux couleurs si psychédéliques). Tout cela grâce à Benoît Mandelbrot. Merci. Je vais essayer de lui rendre ici un humble hommage, en essayant de rester abordable à tous.

Les fractales sont des figures géométriques au tracé extrêmement irrégulier, dont certaines parties ressemblent à l’ensemble initial. La plus connue est le flocon de Von Koch (ci-dessous) obtenue par un procédé itératif qui aboutit à un ensemble qui ressemble à un flocon de neige.


Admirez la ressemblance avec un vrai flocon de neige:

On retrouve de nombreuses fractales dans la nature, que ce soit dans les formes que l’on obtient en déchirant un sac plastique (voir par exemple cette vidéo des travaux de recherche de Basile Audoly, un ancien camarade de classe à Nice) ou bien dans les appendices du chou romanesco.


Les fractales ont des applications pour la modélisation du climat, l’analyse du cours des fleuves, la simulation des ondes sismiques ou bien encore l’étude de la distribution des galaxies. Mandelbrot s’est aussi beaucoup intéressé à l’application des fractales à la modélisation des phénomènes financiers. Son dernier livre « Une approche fractale des marchés », publié en septembre 2009, explore de nombreux phénomènes qui aurait pu , selon lui, permettre d’éviter la crise de 2008 (personnellement j’en doute car les fractales n’empêcheront jamais la folie des hommes).


Son livre Les objets fractals restera son grand classique. A titre personnel, j’ai assouvi ma passion pour les fractales en faisant pendant presque deux ans de la recherche dans ce domaine (sur les ondelettes plus exactement, dont l'inventeur Yves Meyer a récemment reçu le prix Gauss) avant de me tourner vers un autre domaine des mathématiques appliquées plus proches d'autres de mes préoccupations (l’optimisation, cf. cette page du site sieclebleu.org).

Benoît Mandelbrot a donc développé un nouveau pan des mathématiques qui a eu des applications dans de multiples domaines. Mais il a aussi eu un flair inouï en 1980 en découvrant un territoire, le territoire le plus vaste et le plus complexe jamais découvert par l’homme. Le Nouveau Monde de Christophe Colomb n’est rien à côté comme vous allez le voir. Ce territoire porte évidemment son nom : l’ensemble de Mandelbrot ou M pour les intimes.

NB : ce qui suit peut paraître un peu compliqué (même si j’ai essayé d’être didactique), donc si cela vous ennuie, je vous encourage à aller directement aux vidéos en bas de l’article.

Mandelbrot est tombé sur cette terra incognita en 1980 en reprenant les travaux de Gaston Julia et de Pierre Fatou qui dataient des années 20. Julia et Fatou s’intéressaient à l’itération des fonctions, c’est-à-dire à ce qui se passe lorsque l’on applique de nombreuses fois la même fonction à un point. Mandelbrot analysait une fonction en particulier, la plus simple qui soit : la fonction « mettre au carré ».

zn+1 = zn2 + c

Derrière cette fonction, se cache pourtant le monde le plus ahurissant jamais découvert. Comment construit-on ce monde ? Voilà les explications.

En partant d’un point du plan c de coordonnées (x,y), en le mettant au carré puis en ajoutant à nouveau c, on aboutit à c2 + c. Si on effectue à nouveau la même transformation, on tombe sur (c2 +c)2 +c. Si on le fait à nouveau, on tombe sur ((c2 +c)2 +c)2+c et ainsi de suite... Mandelbrot se posa alors la question très simple : quels sont les valeurs de c pour lesquelles la série part vers l’infini ou non ?

Le plus simple est de regarder l'axe des abscisses, les points de la forme (x,0). Par exemple le point (1,0) devient (2,0) puis (5,0) puis (26,0) et part à l’infini. Le point (0,0) reste invariant et ne part à l’infini. Le point (-1,0) devient (0,0) et ne part pas non plus à l’infini. On montre facilement que l’ensemble des points qui ne partent pas l’infini sur l'axe des x est l’ensemble [-2 ; 1/4].

Mandelbrot s’aperçut en revanche que lorsqu'il cherchait la réponse pour les points de type (x,y), c'était beaucoup moins trivial. En 1980, il travaillait pour IBM et il écrivit un petit programme informatique qui demandait à l’ordinateur de dessiner en blanc les points qui partaient à l’infini et en noir les autres. Il fut très surpris d’obtenir l’image suivante (c’est l’image de l’époque tirée sur une imprimante de mauvaise qualité).

Mandelbrot trouve que cette zone noire a l’air quand même bien bizarre et irrégulière, et poursuit son investigation. Est-ce une fractale ? La réponse est oui et, il ne le sait pas encore, même le plus complexe d’entre eux. Quand on le trace avec un ordinateur contemporain, l’ensemble de Mandelbrot ressemble en effet à ceci :

L'image ci-dessus est un peu plus sophistiquée que l’image en noir et blanc. Les points noirs sont toujours ceux qui ne partent pas vers l’infini et les points d’une même couleur sont ceux qui dépassent « le point de non retour vers l’infini » après le même nombre d’itérations. Par exemple, ceux de la première zone verdâtre mettent 4 itérations à dépasser un point qui fait que l’on est certain qu’ils partiront vers l’infini.

La frontière de l’ensemble noir, a bien l’air très irrégulière, un peu comme les côtes de Bretagne (un autre ensemble fractal). On a donc bien envie de « zoomer » pour voir si ces infractuosités deviennent lisses ou si elles demeurent "brisées" à toute échelle. Dans les images ci-dessous, on « zoome » à 6 reprises sur l’ensemble de Mandelbrot. Si c'était un microscope ou l'objectif d'un appareil photo, le facteur de zoom serait de l’ordre de 3 millions.

Et là, ô surprise, qu’est-ce que l’on retrouve au fond de ce zoom : une copie miniature de l’ensemble de Mandelbrot ! (Il a même été démontré que quel soit le point de la frontière sur lequel on zoome, on est sûr de retomber sur une réplique – un peu déformée - de l’ensemble initial).

Donc non seulement, la structure reste complexe et pleine de ramifications (appelées dendrites), mais en plus on retrouve l’ensemble initial, sauf qu’il est entouré d’une très belle couronne flamboyante. Cela donne envie d’aller plus profond, ou d’aller explorer d’autres zones. Vous pouvez écrire un programme vous-même ou plutôt utiliser un logiciel optimisé comme Fractint. Lorsque j’étais au lycée, la première version de Fractint venait de sortir, et permettait de faire des zooms de l’ordre de 100 millions à un milliard, en laissant tourner l’ordinateur toute la nuit, ce que je faisais chaque soir... En « plongeant », on découvrait des zones d’une beauté saisissante et d’une complexité extraordinaire pour une fonction pourtant au départ si simple. Admirez plutôt les images ci-dessous, toutes issues de l'ensemble de Mandelbrot.

Mandelbrot avait donc raison, la réponse à la question « quels sont les points qui ne divergent pas » n’était pas triviale ! Dès que vous zoomez sur une nouvelle région ou plongez ailleurs, vous découvrez de nouvelles contrées complètement différentes. J’y ai passé mes nuits il y a 20 ans, et aujourd’hui, j’ai envie d’y replonger. Il y avait quelque chose d'initiatique dans ces explorations, qui s'apparentent beaucoup à la méditation du Mandala chez les Tibétains.

J'ai d'autant plus envie de reprendre ces explorations que les capacités des ordinateurs et des algorithmes (Fractint en est à la version 20…) ont explosé. Le record de zoom revient à Orson Wang, qui a réalisé en mars dernier une plongée abyssale d’un facteur... 10275 ! C’est à dire qu'il a appliqué 275 fois de suite un zoom de 10 ! Regardez plutôt cette vidéo, ça dure 5 minutes et vous allez en prendre plein les yeux.


Cette plongée me rappelle le documentaire hallucinant Powers of Ten (Les Puissances de dix) de Ray et Charles Earnes datant de 1977 (ce documentaire m’a inspiré une partie de la scène du trip d’Abel à l’ayahuasca, p. 292 de Siècle bleu). En partant d’un picnic sur les bords du lac Michigan à Chicago, on effectue un zoom arrière continu jusqu’au cœur de la voie Lactée et aux tréfonds de l’univers, puis un zoom avant dans l’autre sens où on plonge dans la main, l'épiderme, le collagène, un lymphocyte, les chromosomes et l'ADN, les atomes, les électrons et enfin évoque les quarks d'un proton du noyau. Si vous ne le connaissez, regardez le, c’est ahurissant.


Or chaque dix secondes, le film n’effectue « seulement » qu’un zoom de facteur 10. Comme nous l’explique bien le site du film il nous emmène jusqu’à 1026 puis jusqu’à 10-18 (où l’on trouve les quarks). Il n’existe aucun objet naturel connu qui permette de zoomer dessus avec un facteur 10275. L’ensemble de Mandelbrot est infiniment plus grand que l’univers. Il est infini. Il est l’infini.

On peut se demander si l’ensemble de Mandelbrot a la même existence « absolue » qu’un cercle ou qu’un triangle. Pour moi, la réponse est oui. L'ordinateur de Mandelbrot l'a révélé, mais il préexistait à cette découverte. Ce n'est pas possible autrement. Cet ensemble (comme le sont aussi les décimales du nombre pi) est même peut-être la signature de Dieu ou plus exactement (vu que je ne suis pas croyant au sens classique) il est la preuve qu’il existe quelchose de complexe, un principe plus qu’un « individu », qui sous-tend et organise notre réalité. J'essaye de m'en persuader et cela a quelque chose de rassurant.




J'espère en tout cas sincèrement que de là où il se trouve maintenant, Benoît Mandelbrot aura l'éternité (et la puissance de calcul) pour explorer tous les recoins de l'ensemble qui porte son nom.

PS : je rêve souvent d’écrire une course-poursuite qui se déroulerait dans l’ensemble de Mandelbrot. J’avais hésité à l’inclure dans le tome 2 de Siècle bleu, mais le contenu est déjà trop dense. Ce sera donc plutôt dans le tome 3 ou le tome 4 (d'ailleurs d'ici là, le livre numérique aura sûrement évolué et pour écrire un truc comme ça serait bien de s'appuyer sur un support numérique pour que le lecteur voit où les poursuivants se cachent). Cette envie remonte certainement à un épisode de Capitaine Flam qui m’avait profondément marqué et que je revois aujourd’hui encore avec une émotion intacte : pour sauver l’univers, Capitaine Flam y affronte le magicien Calone au cœur d’une pierre précieuse à l'aide d'un réducteur de particules (vous pouvez visionner cet épisode ici).

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