On apprenait il y a quelques jours la mort de Rodney King dans sa piscine dans des conditions pour l'instant mystérieuses. Cet homme passé à tabac par les flics (blancs) de LA en 1991 sous l'oeil de caméra de vidéo-surveillance avait été l'objet d'un procès très médiatisé en 1992. Lorsque les policiers avaient été acquittés par les jurés (quasiment tous blancs), cela avait déclenché d'immenses émeutes. C'était il y a vingt ans, le 29 avril 1992 (un peu avant le sommet de Rio).
Dans une des toutes premières ébauches d'Ombres et Lumières, j'avais deux chapitres qui se passaient à LA et l'un d'eux évoquaient brièvement Rodney King. Ils ont été "coupés au montage" ainsi que d'autres qui suivaient le périple de ce même "mystérieux clochard" (ça faisait une 5ème histoire en parallèle à suivre et cela amenait trop de confusion). Je vous laisse deviner de qui il s'agit. Le premier était situé juste avant l'annonce de la Bombe, l'autre juste après. L'écriture n'avait pas été retravaillée, soyez indulgents ! Mais je les aimais bien, alors je vous les offre. Bonne lecture !
Jour 1,
Union Station, Los Angeles, Californie, États-Unis.
Un clochard se réveilla frigorifié dans l’entrée d’un
immeuble. Il voulut se servir une rincée du mauvais rhum qu’il n’avait pas fini
en se couchant, mais son voisin s’en était chargé. Il fouilla dans ses poches.
Elles étaient vides. Il se remémora que la veille, il avait dépensé sa dernière
pièce pour acheter cette bouteille. Son estomac gargouillait. La faim le
tiraillait depuis deux jours. Il fallait qu’il mange. Il allait donc devoir
faire ce qu’il redoutait tant depuis qu’il était parti vivre dans la rue
quelques mois auparavant. Il ne pouvait plus reculer. Il n’avait plus le choix.
Il se leva. Il tenait debout avec difficulté. Il était
encore ivre. Il regarda sa montre, il n’était même pas encore cinq heures à Los
Angeles. Au loin, des sons de casseroles résonnaient. Les Lakers devaient avoir
gagné. Ou perdu. C’était cependant bizarre que les supporters tiennent jusqu’à
si tôt le matin, surtout par ce froid. La température avait plongé. Sur
certaines voitures, il y avait un peu de neige. Elle était tombée pendant son
sommeil.
Le bruit provenait d’El Pueblo, le parc historique qui
commémorait le lieu où la ville avait été fondée. Une foule importante y était
amassée et faisait face aux forces de l’ordre. Cela ressemblait davantage aux
émeutes qui avaient suivi le procès Rodney King[1]
qu’à une fête entre supporters. Encore des flics qui avaient dû se lâcher, se
dit-il. Les milliers de manifestants tapaient sur des ustensiles de cuisine en
hurlant des slogans qu’il ne comprenait pas. Ça avait l’air de mettre les flics
en rogne ; lui, ça lui faisait mal à la tête. Il reprit sa marche et
emprunta Olvera Street jusqu’à la gare.
Il passa devant un magasin de télévisions. Les écrans,
restés allumés, retransmettaient des scènes d’émeutes et d’autres, comme depuis
une semaine, des images de l’équipage de Columbus 11. Voir leurs visages
le submergea à nouveau de cette rage qu’il ne parvenait pas à éteindre. Il
fallait qu’il boive.
Il s’engouffra dans une bouche de métro. La gare était
déserte. Le métro venait d’ouvrir. Une rame arriva. Les wagons étaient déjà
pleins de malheureux qui n’avaient pas d’autres choix que de gagner leur vie en
se levant aussi tôt. Il hésita, mais ne trouva pas la force de monter. L’idée de
ce qu’il allait devoir faire le repoussait.
Il laissa encore passer deux autres rames. Il n’arrivait pas
à se décider. Un autre clochard arriva sur le quai et le salua. Ils montèrent
ensemble dans le métro suivant. Il s’assit à l’opposé dans le wagon et l’autre
récita sans passion sa petite phrase répétée mille fois. Il avait déjà imaginé
la sienne, mais ses cordes vocales étaient toujours restées muettes. Il allait
pourtant falloir qu’il se lance.
Il guetta la réaction des passagers. Comme d’habitude, il
s’attendait à les voir détourner leurs regards ou, pour les plus généreux,
mettre la main dans leur poche à la recherche de leur plus petite pièce. Mais
ce matin était différent. Ils observaient tous l’autre clochard avec compassion
et lui donnèrent chacun une pièce ou même un billet. L’argent pleuvait. Il
croyait être victime d’hallucinations. L’autre non plus n’en revenait pas. À
l’arrêt suivant, les passagers qui descendaient le regardèrent en souriant et
lui donnèrent aussi de l’argent. Sans qu’il n’ait rien demandé. Sans qu’il
n’ait rien eu à dire.
Il avait dû se passer quelque chose d’extraordinaire pendant
la nuit.
[1] Citoyen afro-américain passé à tabac par des policiers
de Los Angeles sous le regard d’une caméra amateur. Les représentants des
forces de l’ordre furent finalement acquittés en 1992 provoquant des émeutes
gigantesques dans tout le pays.
Jour 1,
Los Angeles, Californie, États-Unis
Le même scénario s’était répété aux arrêts de métro qui
avaient suivi. Les dons n’avaient pas cessé de pleuvoir. L’humanité avait-elle
été piquée par le virus de la générosité ?
Une autre chose l’avait intrigué. Tout le monde dans le
train lisait le journal. Il avait fixé la une d’USA Today que tenait un passager. Il eut un choc. Le quotidien
titrait : « Paul Gardner vivant ! » Il descendit de la rame et
en récupéra un exemplaire dans une poubelle. Il lut les articles d’une traite.
Les détails sur l’opération Aleph ne l’étonnaient pas, il s’en était toujours
douté. C’étaient non seulement des salauds mais en plus des minables,
incapables de dissimuler leurs manœuvres crapuleuses. Une joie immense
l’envahit. L’effet de l’alcool se dissipait. Il reprenait enfin espoir dans
l’humanité.
Assis sur un banc, il regarda les trains défiler en
savourant l’instant. Paradoxalement, ils se vidaient au fur et à mesure que
l’heure tournait. Bizarre. Il sortit du métro. Il n’y avait plus personne dans
les rues. Encore plus bizarre. Il aperçut un clochard sous un sac de couchage
qui écoutait la radio. Il lui demanda s’il pouvait s’asseoir auprès de lui.
– Bien sûr, mon pote, dit l’autre. Des trucs comme ça, ça
n’arrive pas tous les jours. Faut partager. Tiens bois un coup !
Il refusa la bouteille que l’autre lui tendait. Son
attention était déjà captée par la radio. C’est alors qu’il comprit pourquoi le
métro s’était vidé si soudainement. Sa haine resurgit, plus violente que
jamais. L’annonce de Lewis et Prescott. L’accusation de Paul Gardner. La bombe.
La réaction des Chinois. La guerre totale contre Gaïa. C’était ahurissant, mais
venant de leur part, rien ne l’étonnait vraiment. Il aurait la peau de cette
enflure de Mike Prescott.
Il devait agir. Vite. Il lui fallait de l’argent.
Un jeune homme en costume et à l’allure arrogante marcha
vers eux. Parvenu à leur niveau, il donna un grand coup de pied dans le panier
où son nouvel ami conservait ses pièces. Elles roulèrent jusque dans le
caniveau. Le clochard ne sembla pas surpris et rassembla quelques pièces. Ce
n’était pas visiblement pas la première fois qu’il faisait ça. Lui, regardait
l’espèce de fumier qui s’éloignait avec un rire narquois. Il se redressa, le
rattrapa, le saisit violemment par l’épaule et l’immobilisa à terre avec une
clef de bras. L’homme l’implorait de le lâcher. En le tenant fermement, il le
ramena jusqu’à eux et lui fit ramasser toutes les pièces tombées dans l’eau
sale et froide du caniveau. Il le laissa partir avec un coup de pied au cul.
L’autre clochard était écroulé de rire. Ils échangèrent une cigarette. Il lui
raconta sa vie. L’autre l’écoutait, ahuri. Il lui expliqua qu’il devait trouver
de l’argent. L’autre se leva, plongea sa main dans le caniveau et en sortit une
boîte en métal bien encastrée. Il en sortit une liasse de billets roulés.
– Ce sont toutes mes économies. Prends-les, tu me les
rendras quand tu pourras.
Il hésita et remercia son nouvel ami.
– J’en ferai bon usage, merci.
Puis il partit en direction des grands magasins. Ils étaient
fermés. Il était encore trop tôt. Il en profita pour réfléchir.
Quelques heures plus tard, il en sortit avec deux grands
sacs que l’agent de sécurité, écoeuré par son odeur, s’empressa de contrôler.
Il partit ensuite à la recherche d’un hôtel. Il eut du mal à en trouver un,
même en alignant les billets. Il échoua finalement dans un bâtiment qui
ressemblait à un taudis. Le tenancier était sympathique. Les chambres étaient
propres et plutôt vastes. Il ne fallait jamais se fier aux apparences.
Il se déshabilla complètement et plaça ses affaires dans un
sac-poubelle. Il le ferma hermétiquement et le jeta sur le petit balcon. Malgré
le froid, il laissa la fenêtre grande ouverte. La puanteur était trop forte.
Il se dirigea dans la salle de bains avec une dizaine de
flacons colorés dans les bras. Quand il se vit nu dans le miroir, il ne se
reconnut pas. Il fit couler la douche et se versa une grosse noix de shampoing
dans la main. Lorsqu’il commença à se masser le crâne, une mélasse noire lui
coula le long du corps. Il continua à masser puis se resservit de shampooing.
Il renouvela l’opération cinq fois.
Il prit ensuite le gant de crin et le savon, et s’attaqua à
son corps qui était recouvert de plaques ignobles. Il se frotta jusqu’au sang.
Son buste et ses membres étaient écarlates. Il se cura ensuite longuement les
pieds et les mains avec une brosse dure. Il coupa l’eau et sortit de la douche.
Au lavabo, il se brossa les dents pendant vingt minutes. Ses gencives étaient
en feu. Il désinfecta la salle de bains à l’eau de javel, puis reprit une autre
douche. Il se lava à nouveau avec un savon et un shampoing plus doux.
Dans la glace, il avait retrouvé une allure plus humaine. Il
sortit les ciseaux du sac Walmart et donna de grands coups dans ses cheveux et
sa barbe. Une fois le travail dégrossi, il aperçut encore des plaques. Il se
shampooina à nouveau et se rinça au lavabo. En bon militaire, il sortit la
tondeuse et la passa sur son crâne. Il prit enfin le rasoir et fit disparaître
ce qui lui restait de barbe, sans s’écorcher une seule fois. Il n’avait plus vu
ses joues depuis longtemps. Il coupa ensuite ses ongles et les lima
minutieusement.
Il sortit de la salle de bains en se regardant une dernière
fois. Il avait beaucoup maigri et ses muscles avaient fondu. Toujours nu, il
s’allongea sur le sol de la chambre et enchaîna une série de deux cents
abdominaux. Puis, cent pompes. Il était en nage. Son ventre et ses bras le
brûlaient. Il avala un litre de jus d’airelles et un autre litre d’eau minérale
puis reprit une dernière douche. Quand il eut fini, il se passa un lait
hydratant sur tout le corps.
Il sortit ses habits neufs de leur emballage et les enfila.
C’était un autre homme. L’heure de la revanche avait sonné.
Il rangea la chambre et mit tous les produits dans un autre
sac-poubelle. Il vérifia que tout était bien en ordre, ferma la fenêtre puis
quitta la chambre avec ses sacs. À l’accueil, le concierge ne reconnut pas
celui qu’il avait vu passer une heure plus tôt.
D’un pas alerte et insensible au froid, il marcha jusqu’à la
gare des bus. Il chercha le guichet de la compagnie Greyhound.
– Un ticket pour Houston, s’il vous plaît, demanda-t-il.
– Aller-retour ? fit la dame au comptoir.
– Non, un aller simple. Merci.
Il alla s’asseoir dans le bus. Il avait deux mille cinq
cents kilomètres pour échafauder son plan.