lundi 10 mai 2010

Le Paradoxe du Sapiens

La principale motivation qui m'a poussé à écrire Siècle bleu est de rencontrer des gens qui auraient la même sensibilité et faire éventuellement des choses avec eux. Ce livre est donc un moyen d'accéder aux gens pour lesquels j'ai toujours eu de l'admiration. Rassurez-vous je ne suis pas du tout attiré par les "people" mais par ceux qui oeuvrent dans l'ombre à l'écart du grand public, qui rêvent, qui réfléchissent et qui innovent.


Dans cette perspective, j'avais envoyé mon livre à Jean-Paul Baquiast, certainement un des lecteurs/penseurs les plus actifs de France, qui est en autre le rédacteur en chef et l'animateur de la revue Automates Intelligents avec Christophe Jacquemin. Cette revue traite de robotique, d'intelligence artificielle mais aussi de biologie, d'espace, d'écologie, de philosophie, de géopolitique et de beaucoup d'autres sujets auxquels s'intéressent ces deux êtres à la curiosité multifacette. Pour résumer elle s'interroge sur le rapport entre l'homme, sa destinée et la technologie. J'ai toujours eu une grande convergence de pensée avec leurs (longs) articles que je lis depuis la création d'Automates Intelligents en 2000. Elle est gratuite et je vous conseille de vous y abonner.


Jean-Paul Baquiast a beaucoup aimé Siècle bleu et en a fait une critique très touchante (cf. le post Critique de Siècle bleu dans Automates Intelligents). Jean-Paul Baquiast a ensuite demandé à me rencontrer pour parler de Siècle bleu mais surtout d'un projet commun qu'il souhaiterait que nous explorions ensemble. La rencontre avec ce grand homme de 78 ans fut époustouflante. Ancien haut fonctionnaire, il s'est occupé des grandes orientations de la France sur les questions informatiques depuis le début des années 60. Esprit autonome, il a une culture ahurissante et des prises de position très marquées qui diffèrent beaucoup de ce que l'on pourrait attendre d'un ancien élève de l'ENA ! La rencontre fut lumineuse et je dois le revoir prochainement pour développer ce projet. Je vous en reparlerai sur ce blog, mais comme vous pouvez vous en douter il s'agit d'espace et d'écologie.


Jean-Paul Baquiast m'a offert son dernier essai, Le Paradoxe du Sapiens, paru aux éditions Jean-Paul Bayol. Dans ce livre, il s'interroge sur les raisons pour lesquelles l'humanité, qui fait pourtant des réalisations admirables, échoue presque systématiquement à résoudre les catastrophes qu'elle a elle-même créés et surtout annoncées. Traditionnellement, les penseurs accusent tantôt l'homme, animal vil et immature, ou bien la technologie, dangereuse et incontrôlable. L'hypothèse très puissante de Jean-Paul Baquiast est que ni l'un ni l'autre n'est condamnable isolément, mais qu'il faut chercher le coupable dans le superorganisme au fonctionnement symbiotique qui réunit justement l'humanité et l'ensemble des techniques dont elle s'est dotée. Tout a commencé quand l'homme a inventé le premier outil, certainement un percuteur. Cet outil a modifié son rapport à l'environnement, a élargi considérablement le champ des possibles et a inversement fait évoluer l'homme génétiquement et mentalement. L'homme est donc devenu indissociable de ces outils et forme avec eux un nouvel organisme, pour lequel regarder l'homme seul ou l'outil seul n'a aucun sens. Après 7 millions d'années d'évolution génétique et "technique", ces entités symbiotiques ont poursuivi leur croissance de façon fulgurante.


Pour Jean-Paul Baquiast, ces créatures, qui n'ont été étudiées par aucun biologiste, échappent à tout contrôle et l'extérieur (ou l'intérieur) n'a quasiment aucune prise sur elle. Ces superorganismes ne sont motivés que par leur croissance et leur contrôle échappe au pouvoir des individus et des politiques. Seule la mort (donc leur effondrement) peut les arrêter et cela se fait bien souvent au prix de nombreuses vies et d'une dégradation très forte de notre environnement. ll faut donc admettre la méconnaissance du fonctionnement de ces entités et lancer urgement des études transdisciplinaires pour analyser ces Golems, qui échappent aux lois de la biologie puisque comme des tumeurs cancereuses leur croissance n'a aucun but. Ca fait peur de le savoir, mais il est quand même bon de le réaliser plutôt que de l'ignorer.


Ce concept peut vous sembler abstrait, mais rassurez-vous Jean-Paul Baquiast donne dans son livre de très nombreux exemples. L'un d'eux est par exemple le Pentagone. Le Pentagone est pour lui un superorganisme réunissant les responsables de l'armée, de l'administration militaire et du complexe militaro industriel, avec ses hommes et ses inventions (missiles, bouclier antimissiles, drones, munitions, chasseurs, technologie en réseau...). Au cours des dernières décennies, on a assisté à une explosion des budgets du Pentagone que presque plus personne n'ose contrôler (même Obama n'a pas réussi à infléchir la spirale de dépense du Pentagone). Ce superorganisme maintient autour de lui les conditions nécessaires à sa croissance et aspire tout sur son passage alors que l'inefficacité de son fonctionnement est flagrante.


On peut comme autre exemple citer le système de multinationales qui se nourrissent des innovations technologiques, de la soit-disant "ingénierie financière" et des principes de l'ultracapitalisme. Le fonctionnement de ce super organisme au comportement proche de celui d'un psychopathe a été analysé de façon admirable par Jennifer Abbott et Mark Achbar dans leur documentaire "The corporation, the pathological pursuit of profit and power" et que les auteurs ont souhaité mettre en libre accès sur Internet.



Sur les dérives du superorganisme financier, j'avais écrit en janvier 2009 un post intitulé "Les Nénuphars de la City" et qui s'interrogeait sur les motifs de la crise financière et sur les remèdes que l'on pouvait y apporter. L'un d'eux était l'instauration d'un contrôle strict de tous les systèmes à croissance potentiellement exponentiel, dont les superorganismes de Jean-Paul Baquiast. J'avais pris pour illustrer cela, l'analogie avec les baobabs du Petit Prince, image qui m'est très chère. Un autre post de septembre 2009 poursuivait ces réflexions sur le thème "Les économistes ont-ils perdu le bon sens ?".


Je ne vous révélerai pas tout le livre de Jean-Paul Baquiast car il faut le lire. Il nous fait prendre conscience de l'existence de ces créatures autonomes et dangereuses, mais il n'est pas si noir et nous donne aussi des pistes pour en comprendre et en piloter le fonctionnement. Un essai riche, visionnaire et que tous nos "décideurs" (si on peut encore les appeler comme celà) devraient lire. Et si eux ne le lisent pas, lisez le quand même !

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