J’ai eu l’occasion d’assister la semaine dernière au « London City Debate », dîner de gala annuel de la puissante FOA (« Futures and Options Association », c’est-à-dire l’association des professionnels des produits dérivés), qui réunit le gratin de la finance londonienne. Autant vous dire que le moral n’était pas au beau fixe. Au cours de ce dîner, une motion est proposée au public et 4 intervenants prestigieux plaident en faveur ou contre cette motion. Les échanges prennent la forme d’un débat dit « contradictoire », dans le plus pur style oxfordien, où chacun expose ses arguments et son raisonnement. Après les interventions des différents orateurs le public vote.
Cette année, la motion débattue était justement : « Est-ce les services financiers sont responsables de la crise actuelle ?». On assista donc avec intérêt à l’auto-procès de la City. Le résultat est intéressant car seulement 53% des présents ont voté « Oui ». Un pourcentage plus élevé aurait été plus rassurant car la motion ne précisait pas que les services financiers étaient les « seuls » responsables, mais l’on ne peut pas demander à cette industrie de scier la branche sur laquelle elle est assise. C’est bien là une partie du problème. Ceux qui défendaient le « Non », on fait valoir tour à tour : la responsabilité des politiques qui ont poussé les banques à prêter à risque, des régulateurs, des investisseurs, des scientifiques qui ont conçu des modèles erronés, des agences de ratings…, d’autres ont tout simplement nié l’existence d’une crise suffisamment grave pour envisager à une remise en cause du système actuel. Enfin certains se sont hasardés à indiquer que comme la finance avait par le passé amené des choses très positives (développement du commerce international, accompagnement de la croissance), il était aberrant de critiquer son bien-fondé. C’est stupéfiant, mais ces arguments fallacieux ont une grande valeur psychologique et sociologique pour déterminer l’origine de la crise actuelle.
Certes les financiers ne sont pas les seuls responsables de la crise, mais ils en ont été indubitablement les chefs d’orchestre pour certains et les exécutants silencieux pour la plupart. Leur attitude m’évoque toujours la fameuse expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance et la responsabilité collective.
Au début des années 60, ce chercheur de l’université de Yale a cherché à estimer à quel point un individu peut se plier aux ordres d'une autorité qu'il accepte, même quand cela entre en contradiction avec son système de valeurs morales et éthiques. Sous le contrôle d’un soi-disant docteur, les cobayes ont injecté des doses quasi mortelles (mais heureusement simulées) à d’autres faux cobayes. Cette expérience a d’ailleurs récemment été rééditée et ses résultats ont été confirmés.
Les traders à qui l’on promettait des bonus faramineux se doutaient forcément compte de la toxicité des produits sur lesquels ils intervenaient, mais sous le stress de leur organisation et avec la bienveillance de leurs responsables hiérarchiques, ils ont continué à appliquer les ordres. Surtout qu’avec leurs gains, ils espéraient (pour la plupart) sortir de ce jeu malsain au bout de quelques années. Ils ont donc porusuivi jusqu’à la catastrophe. A la lueur des résultats de l’expérience de Milgram, on peut peut-être s’interroger sur leur culpabilité, mais pas de celles de leurs chefs.
Ceux-ci n’ont pour eux rien fait de mal, ils n’ont fait que prêter, ce qui est une part de leur métier. Sauf que poussés par la cupidité (et un peu par les Etats qui voulaient encore s’acheter de belles années de croissance… à crédit), ils ont prêté dans des proportions considérables à des ménages insolvables, à des collectivités locales sans le sou, à des Etats aux caisses vides et à des entreprises en manque de stratégie, et qu’ils ont par dessus le marché créé des produits dérivés permettant de vendre le risque à des tiers. Ces actifs toxiques ont été incorporés (« titrisés ») dans des véhicules complexes (Credit Derivative Swaps, les fameux CDS) qui présentaient un très haut rendement (notamment pour les portefeuille rassemblant les couches de créditeurs les plus douteuses) mais aussi les plus risqués. Tout l’économie a bénéficié de cette titrisation : Toyota, Visa etc… Ces produits, véritables bombes à retardement, étaient très prisés et ont fait la fortune des banquiers ces dernières années, sauf que le jour où la conjoncture s’est radoucie, plus personne n’en voulait. Leur contenu, véritable concentré de substances radioactives, a alors explosé à la figure de ceux qui tenaient la patate chaude en dernier, et par effet de domino bientôt à toute la finance puis à toute l’économie.
Tant que ce recours massif à l’emprunt s’accompagnait de la croissance de l’économie, les emprunteurs parvenaient tant bien que mal à honorer leurs dettes, mais dès que le système a atteint ses limites, la machine s’est arrêtée et la déconfiture a suivi. Nous ne sommes encore qu’au début des conséquences de cette crise et les milliers de milliards injectés par les Etats auront du mal à faire repartir la machine.
Outre la cupidité, il semble que les financiers incriminés ont aussi été l’objet de la même hallucination : la croyance aveugle que nous vivons dans un monde infini, ce qui n’est malheureusement pas le cas, comme nous le rappelle la première photo de la Terre entière prise par l’équipage d’Apollo 17 en 1972.
Les banquiers ont donc ignoré que lorsque l’on gère (ou que l’on est impliqué dans) un processus à la croissance exponentielle (ici le recours au crédit amplifié par l’effet de levier des produits dérivés), il faut bien avoir en tête la taille du système dans lequel il se développe (ici en gros l’économie planétaire) et freiner sa croissance bien avant qu’il en atteigne les limites. Si l’on ne prépare pas ce ralentissement, les frontières du système sont percutées à pleine vitesse et à la suite du choc les comportements du phénomène changent évidemment du tout au tout (c’est là que le fameux risque de « liquidité » qui n’était pas pris en compte et qui s’est fait dûrement sentir).
Malheureusement la vitesse à laquelle les limites du système s’approchent paraît toujours déformée dans un système exponentiel. On pense que l’on aura toujours le temps de réagir et en tout cas rien ne nous pousse à agir le premier. La parabole du nénuphar illustre parfaitement cette situation.
Imaginons que la population de nénuphars d’un étang double chaque jour et qu’il faille 30 jours pour qu’elle remplisse toute la surface et l’asphyxie. Au bout de combien de jours les nénuphars couvrent-ils la moitié de l’étang ? Et non, pas 15 jours mais bien 29 jours. Les plus matheux d’entre vous me diront que c’est évident, mais dites vous bien qu’au 27ème jour quand l’étang n’est couvert qu’à 1/8 et même le 28ème jour personne ne s’alarmera ou ne parviendra à convaincre que la crise est imminente. La crise environnementale actuelle relève de cette dynamique. Avant le 29ème jour, les Nicolas Hulot et autres vigies seront taxés d’être les Cassandre des temps modernes et personne ne les écoutera. Le jour où le drame sera évident, il sera trop tard.
Qu’il s’agisse d’environnement ou de finance, pour empêcher une nouvelle crise du même type, il faudrait réguler toutes les activités humaines conduisant à des processus exponentiels et les soumettre à un comité des sages. Par exemple un comité qui évaluerait l’impact de telles décisions sur 7 générations, comme le faisaient les Indiens.
En résumé, pour ne pas recommencer, il faut que l’Humanité apprenne à se comporter dans un monde fini, et il faudrait que la crise s'aggrave pour que les gouvernements propose un autre mode de société (pour l'instant ils injectent juste de l'argent pour que le monde tel qu'il était puisse continuer) où l'argent ne serait plus la seule finalité du travail pour les gens les plus riches (donc les plus puissants).
Méditons ces quelques phrases de Saint Exupéry dans Terre des Hommes : "La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir des hommes : il n'est qu'un luxe véritable, et c'est celui des relations humaines. En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre. Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m'ont laissé un goût durable, si je fais le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m'eût procurées. On n'achète pas l'amitié d'un Mermoz, d'un compagnon de vol que les épreuves vécues ensemble ont lié à nous pour toujours".
Il y aurait dix milles autres choses à dire sur la crise actuelle et sur ls travers psychologiques et sociologiques qui l’ont provoqué. Dans un prochain post, je vous parlerai du déni et de l’aveuglement au désastre.
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