lundi 25 novembre 2013

Les otages, l’atome et la raison d’Etat




À l’heure où l’on parle plus que jamais de contrôler le programme nucléaire iranien et où des otages français sont capturés, libérés ou assassinés dans des zones proches des gisements d’uranium, il me semblait important de vous parler d’un livre.  Une guerre de Dominique Lorentz, l’un des meilleurs livres d’investigation jamais écrit, paru en 1997 aux désormais célèbres éditions Les Arènes (créées en 1997 par Laurent Beccaria, précisément pour sortir ce livre). Cet ouvrage m’a ouvert les yeux sur ce qu’un Etat (la France en l'occurence) fut il n'y a pas si longtemps capable de commettre au nom du nucléaire civil et de la Bombe. 


Marcel Fontaine, Marcel Carton, Jean-Paul Kaufmann, Michel Seurat, Roger Auque, Jean-Louis Normandin… Ces noms vous disent quelque chose ? Ce sont quelques-uns des fameux otages français au Liban, qui ont fait la une des journaux télévisés de 1985 à 1988. À l’époque j’étais adolescent et comme tout le monde, j’ignorais ce qui se tramait vraiment derrière ces enlèvements. À cette époque, la France était simultanément secouée par une vague d’attentats « terroristes » (ce mot était nouveau dans la novlangue politique) sans précédent, dont celui du pub Renault sur les Champs-Élysées ou de la FNAC des Halles. Le 17 novembre 1986, Georges Besse, le PDG de Renault mourrait assassiné. Le 5 février 1987, Michel Baroin (le père de François Baroin) périssait dans un accident d’avion au retour d’une visite au Congo. C’est en enquêtant sur la mort de ce dernier que Dominique Lorentz a trouvé le lien entre tous ces évènements. Et la surprise est de taille.


Michel Baroin était ce qu’il convient d’appeler un homme d’influence. Diplômé de Sciences-Po, il s’oriente vers le concours de commissaire de police, commence sa carrière en Algérie (où il lutte contre le FLN et œuvre à la dissolution de l’OAS) avant d’opter pour les RG puis la DST. Il entre ensuite en politique en 1964 en devenant sous-préfet de l’Aude. Fort de ses connaissances des affaires africaines et du monde du renseignement, Michel Baroin est affecté auprès de deux présidents de l’Assemblée : Achille Peretti (ancien flic et ancien préfet, devenu par la suite le mentor de Sarkozy) puis Edgar Faure. Auprès d’Edgar Faure, il est notamment en charge de la relation avec la commission de défense nationale. Lorsque Giscard entre à l’Elysée, il est nommé en 74 à la tête des assurances GMF puis de la FNAC en 1985 lorsque celle-ci fut rachetée par la GMF.

Michel Baroin était également un franc-maçon de haut-rang (grand maître du Grand Orient de France en 1977 et 1978) à qui l’on attribue la constitution d’un réseau concurrent de celui de Foccart en Afrique (la plupart des présidents africains proches de la France étant à cette époque devenus francs-maçons). Par le biais d’une filiale de la GMF, il construisit ainsi le palais présidentiel de Bongo. La GMF est connue pour être une officine d’état où grenouillent d’anciens barbouzes et une multitude de francs-maçons. Passons, car la franc-maçonnerie n’est pas le sujet de ce post.

Le nom de la GME apparaît dans plusieurs scandales de financement de partis politiques (dont l’affaire Urba-Grecco). Ami intime à la fois de Chirac et de Mitterrand, François Baroin est donc un homme de l’ombre incontournable. A l’époque La mort de Baroin fait parler (un peu) et beaucoup ne croient pas à un accident. Comme Dominique Lorentz. Il sera difficile d’en avoir le cœur net car les dernières minutes de la boîte noire de son avion ont été … comment dire… effacées ! Mais comme nous le savons tous il est très difficile de contredire la vérité officielle (cf. un précédent post « Mensonges d’Etats » sur l’affaire Robert Boulin).

Si Baroin a effectivement été assassiné dans la nuit du 4 au 5 février 1987, Lorentz cherche  si ceux qui l’ont liquidé lui ont donné un avertissement. Coïncidence troublante le 5 février 1986, un attentat visait justement la FNAC aux Halles, société dont il assurait la présidence. Michel Baroin se trouvait d’ailleurs ce jour-là à l’auditorium des Halles, mais la bombe a explosé à un autre étage. Un mystérieux coup de téléphone anonyme, ressemblant fort à un avertissement, avait été donné au commissariat du coin. Le 26 avril 1986, sa fille Véronique disparaissait dans un accident de voiture. Et le 4 février, c’est … la sainte Véronique… Partant de ces coïncidences, Dominique Lorentz va tenter d’assembler les morceaux d’un puzzle ahurissant.


Une partie des attentats de 86 sont revendiquées par l’inconnu CSPPA (comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du proche-Orient) qui réclamait la libération du chef libanais Georges Ibrahim Abdallah, de l'islamiste iranien Anis Naccache et du marxiste arménien Varoudjan Garbidjan, en échange de la libération des otages français. D’autres attentats comme celui de Georges Besse sont attribués à Action Directe. Ce groupe gauchiste s’en serait ainsi pris au « grand capitalisme » à travers le patron de Renault, pourtant reconnu par l’ensemble du personnel de la Régie pour sa qualité inestimable. Besse était en effet l’un des très grands patrons que la France ait connus, comme on le découvre ainsi dans l’autobiographie de Jacques Lesourne, « Un homme de notre Siècle ». Lesourne (créateur de la SEMA puis directeur du journal Le Monde) était le major de la promotion de l’X dont Georges Besse fut second.

Compte tenu de l’avertissement donné aux Halles, la mort de Baroin pourrait donc être liée à la situation au Liban se dit Dominique Lorentz. Elle découvrira peu à peu que les otages n’étaient qu’une façade masquant un accord industriel et militaire très encombrant : Eurodif. Ce nom ne vous dit peut-être rien mais de 1981 à sa fermeture en juin 2012, ce fut le plus gros site de consommation électrique en France (12 TWh consommés en 2010) qui utilisait la puissance de trois des quatre réacteurs nucléaires du site voisin de Tricastin. À quoi servait Eurodif ? À enrichir l’uranium.

Pour ceux qui ne le sauraient pas, l’enrichissement de l’uranium, dont on parle beaucoup, est un procédé industriel très complexe qui consiste à augmenter la teneur de l’uranium en uranium 235 (son isotope fissile). A l’état naturel, l’uranium ne contient que 0.71% d’uranium 235 et il en faut de 3% à  20% (uranium faiblement enrichi) pour fabriquer du combustible nucléaire pour centrale à eau légère (les plus répandus). L’uranium hautement enrichi à usage militaire doit atteindre 80% à 90%. Le site d’Eurodif ne fabriquait que l’uranium faiblement enrichi, l’uranium militaire étant fabriqué au site voisin de quelques kilomètres de Pierrelatte. Il est à noter que la phase d’enrichissement de 0.71% à 3% est la plus difficile.  Je vous recommande à ce titre l’article écrit par Michel Alberganti sur l’enrichissement et ses conséquences diplomatiques.

Quel est donc le lien entre Eurodif avec cette vague d’attentats et d’assassinats ? Un indice : le premier président d’Eurodif en 1974 s’appelait… Georges Besse ! Le grand patron qui fut assassiné en 1986. En attribuant (à tort ou à raison) l’assassinat à Action Directe et en mettant en avant le rôle de Besse à la tête de Renault (qu’il venait de prendre à peine un an avant), l’appareil politico-médiatique avait réussi à passer sous silence 20 ans de carrière dans le nucléaire et son lien avec Eurodif.

Vous commencez à comprendre le problème ? Qui serait donc alors le mystérieux commanditaire de ces attentats ? La réponse est simple : l’Iran. Quel est le lien entre l’Iran et Eurodif ? Eh bien, voici ci-dessous le résumé de l’incroyable saga reconstituée par Dominique Lorentz.

1956 : Début de la coopération nucléaire franco-iranienne

  • Octobre 1961- Voyage officiel du Chah à Paris. Il visite les centres nucléaires françaises dans lesquels sont formés les physiciens iraniens.
  • Octobre 1963 - Voyage officiel du général de Gaulle en Iran.
  • 1964 - Les Etats-Unis fournissent à l’Iran son premier réacteur de recherche.
  • Juin 1974 - Voyage officiel du Chah à Paris. Le Président Giscard d'Estaing et le souverain iranien annoncent que leurs pays s'engagent dans une vaste coopération nucléaire. La France vend des centrales et divers équipements à l'Iran. En parallèle, l'Allemagne en fait autant. Par ailleurs, l’Iran entre auprès de la France dans le capital d’Eurodif, le consortium européen d'enrichissement de l'uranium qui sera bâti à Pierrelatte. L’Iran acquiert de ce fait le droit d'enlever 10 % de la production (à des fins civiles) de l'usine (qui couvrira à elle seule 1/3 des besoins mondiaux). Il prête 1 milliard de dollars à la France, par le canal du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Le remboursement de cette somme doit commencer l'année de la mise en service d'Eurodif, en 1981.
  • Décembre 1974 - Voyage officiel de Jacques Chirac en Iran. Le Premier ministre français et son homologue iranien, Hoveyda, signent l'accord Eurodif.
  • Octobre 1976 - Voyage officiel du Président Giscard d'Estaing à Téhéran. A la même époque, Carter remet en question l'armement conventionnel de l'Iran, tandis que le Chah se plaint de n'avoir pas reçu les centrales nucléaires commandées à Framatome.
  • Octobre 1978 - La France accueille le mollah Khomeiny à Neauphle-le-Château, d'où il conduit la dernière phase de la Révolution Islamique (à noter que la mise en place de Khomeiny a en partie été décidée par les USA et la CIA, le chah s’étant éloigné des Etats-Unis en nationalisant les compagnies pétrolières).
  • 5 au 7 janvier 1979 : Au Sommet de la Guadeloupe, Carter et ses alliés français et allemands décident d’apporter leur appui à Khomeiny et ses alliés.
  • 11 janvier 1979 - Le départ du Chah est annoncé depuis Washington par le Secrétaire d'Etat américain Cyrus Vance.
  • 1er février 1979 - Khomeiny rentre en Iran à bord d’un avion d’Air France.

1979-1981 : Début du contentieux Eurodif & les attentats

  • 1er avril 1979 - Khomeiny proclame la République islamique. A la même période, les Iraniens reprennent l’exploitation de leurs gisements d’uranium.
  • 9 avril 1979 - Khomeiny rompt le contrat de fourniture de centrales nucléaires passé avec la France. Mais il maintient celui conclu avec l’Allemagne pour la construction de la centrale de Bushehr, et confirme l’actionnariat de l’Iran dans Eurodif.
  • 1979-1980 - La France refuse de laisser l'Iran exercer son statut d'actionnaire d'Eurodif. Les deux pays déposent des recours devant des tribunaux internationaux. Début du contentieux Eurodif.
  • 4 novembre 1979 - Prise d’otages de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran.
  • 18 juillet 1980 - Tentative d’assassinat de Bakhtiar, l’ancien 1er ministre du Chah.
  • 4 novembre 1980 - Carter est battu, Reagan est élu Président des Etats-Unis.
  • 1981 - Mise en service de l'usine Eurodif. Les Iraniens réclament l’uranium enrichi auquel ils ont contractuellement droit. Les Français refusent. Les échéances de remboursement du prêt d’un milliard de dollars sont placées sur un compte bloqué.
  • 20 janvier 1981 - Reagan prête serment. Au même instant, les otages sont libérés.
  • 5 février 1981- Double attentat contre Air France et TWA, à Paris.
  • 8 mai 1981- Mitterrand est élu Président de la République.
1983-1986 : Les otages du Liban & les attentats de Paris

  • 23 octobre 1983- A Beyrouth, double attentat contre le quartier général des Marines américains (241 morts) et l’immeuble Drakkar abritant des soldats français (58 morts).
  • Printemps 1985 - Premières prises d’otages de ressortissants français au Liban.
  • 3, 4 et 5 février 1986 Attentats à Paris.
  • 16 au 20 mars 1986 Attentats à Paris.
  • 20 mars 1986- Mitterrand nomme Chirac Premier ministre.
  • 1er au 17 septembre 1986 - Attentats à Paris.

Fin du contentieux Eurodif

  • 7 novembre 1986-
    • 20 heures : assassinat de Georges Besse, le président fondateur d’Eurodif, revendiqué par Action Directe
    • 22 heures : 1er versement officiel de 330 millions $ par la France à l'Iran
    • Minuit : annonce de la libération imminente d’un otage.
  • 5 février 1987 : assassinat de Michel Baroin
  • Décembre 1987 – 2ème versement officiel de 330 millions de $ par la France à l'Iran.
  • 24 avril 1988 -1er tour des élections présidentielles. (en faveur de Mitterrand).
  • 5 mai 1988 - Retour des derniers otages français au Liban, accueillis à l’aéroport par le Premier ministre Jacques Chirac.
  • 6 mai 1988 - Publication par Matignon d'un accord signé par le Premier ministre Jacques Chirac et son homologue iranien, dont la condition de réalisation est le retour des derniers otages du Liban, et qui prévoit le rétablissement du statut d'actionnaire de l'Iran dans Eurodif et la livraison « sans restriction » d’uranium enrichi à Téhéran.
  • 8 mai 1988 - François Mitterrand est réélu.
  • 3 février 1989 - Voyage officiel de Roland Dumas, ministre socialiste des Affaires étrangères, à Téhéran, alors que l'Iran célèbre le dixième anniversaire de la Révolution islamique.
  • Septembre 1989 - Mitterrand confie à François Scheer la formalisation d'un accord définitif de règlement du contentieux franco-iranien.
  • 29 décembre 1991- Signature de l'accord franco-iranien. L’Iran est pleinement rétabli dans son statut d’actionnaire d’Eurodif, avec les droits afférents, notamment celui de prélever 10 % de l’uranium enrichi (à des fins civiles) par le consortium. Au cours des dix années de crise, l'Iran a acquis diverses installations nucléaires (réacteurs, équipements d'enrichissement de l'uranium...) à des alliés des Etats-Unis tels que l'Allemagne, l'Argentine, la Chine ou le Pakistan.

Accords franco-iranien & franco-russe

  • 8 janvier 1995 - Signature d'un accord de coopération nucléaire entre l'Iran et la Russie, portant notamment sur l'achèvement de la centrale de Bushehr.
  • 1997 - Signature d'un accord de fourniture d'uranium enrichi entre la France et la Russie. Parallèlement, la coopération nucléaire russo-iranienne se renforce.
  • Printemps 1998- Double série d'essais nucléaires en Inde et au Pakistan. Les essais indiens sont en réalité israélo-indiens, tandis que les pakistanais sont irano-pakistanais. L'Iran est une puissance nucléaire effective.
  • Octobre 1999 - Voyage à Paris de Khatami à l'invitation de Jacques Chirac. A la fin de son séjour, il se rend au Panthéon où il dépose une gerbe sur les tombes de Pierre et Marie Curie, les pionniers français de l'atome.
  • 14 décembre 2001 : Prière de Vendredi – Téhéran. Hachemi Rafsandjani Ex-Président de la République Islamique, sous mandat d’arrêt International suite à l’affaire de la Tuerie du MYKONOS (du nom d’un Restaurant), déclare qu’il n’est pas exclu que son pays opère une frappe nucléaire contre Israël et déclenche une troisième guerre mondiale. 
Lorsque le président français et son ministre des affaires étrangères sont à la manœuvre pour tenter de dénucléariser l’Iran, cela prête à sourire car il y a 40 ans c’est nous qui leur avons donné l’accès au nucléaire. Ce genre de comportements est pourtant monnaie courante dans les affaires internationales (soutien de Saddam Hussein par les Etats Unis pendant la guerre Iran-Irak, soutien de Sarkozy à Khadafi peu avant l'invasion de la Lybie...).

Pour être (un peu) objectif, il faut prendre en compte le contexte géopolitique de l'époque. En 1974, la France subit de plein fouet le premier choc pétrolier et décide d’intensifier le programme nucléaire civil naissant. Pour assurer son autonomie, la France a besoin d’une filière d’enrichissement, c’est Eurodif. Le coût est élevé et la France a besoin de capitaux. Elle accueille donc l’Iran au capital et leur vend deux réacteurs. Evidemment l’Iran qui dispose de beaucoup de pétrole n’est pas intéressé par les réacteurs mais par la Bombe. Le Chah était alors un allié des Etats-Unis et de la France et lui permettre d’accéder à la Bombe n’était pas aussi inenvisageable qu’aujourdhui. Mais le Chah a changé en prenant ses distances avec ses alliés, puis Khomeiny a changé aussi. Les Français et les Américains avaient oublié que les alliances « nucléaires » devaient s’envisager dans le très long terme (qui n'existe d'ailleurs pas compte tenu de la durée de vie du nucléaire).

La thèse défendue par Dominique Lorentz a été évidemment sévèrement critiquée mais vu les ennuis qu'elle a eu par la suite, elle ne devait pas être si loin de la vérité. Pour conclure, ce qui est le plus troublant dans cette affaire, c’est la façon dont la France a réussi à cacher à l’époque le lien entre les otages, les attentats et ce contentieux Eurodif.  

2 commentaires:

7toursbd a dit…


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Ulyssien a dit…

Si le contentieux entre l'Iran et la France par l'intermédiaire d'Eurodif alors dirigé par G Besse, est avéré, l'article ne nous dit pas quel lien il pouvait y avoir entre Action Directe et l'Iran. Action Directe aurait été le bras armé de l'Iran pour exécuter G. Besse, non pas au titre de PDG de Renault, symbole d'un capitalisme français contre lequel Action Directe portait le fer, mais en tant qu'ancien dirigeant d'Eurodif. Dans ce cas, l'idéologie de cette gauche extrémiste portée par Action Directe s'en trouverait totalement dévoyée et caduque. Action Directe aurait alors été à son insu intégralement manipulée par l'Iran, ce dernier réussissant à lui faire assassiner G. Besse pour une raison totalement autre que celle prônée par la cellule terroriste française constituée de petits idéalistes anarchistes complètement dépassés par ces enjeux politico-militaires du plus haut niveau international.