Au milieu de la masse de livres de cette "rentrée littéraire" se cachent quelques pépites. Je crois que j'en ai trouvé une. Je vous ne parlerai donc pas du nouveau d'Ormesson, ni du nouveau Nothomb mais du nouveau roman de Fabrice Humbert : La Fortune de Sila, paru le 19 août 2010 aux Editions Le Passage. Je l'ai lu avec avidité en deux nuits de vacances. Ce livre puissant a pour moi toutes les vertus de ce que devrait être un roman au XXIème siècle : il est très bien écrit (l'auteur enseigne le français dans l'un des meilleurs lycées de la région parisienne), on vibre avec les personnages, et il nous fait (beaucoup) réfléchir. La Fortune de Sila est en effet un livre très bien documenté mais c'est surtout le regard du romancier sur notre société et sur les Hommes qui donne à ce livre toute sa perspicacité. De nombreux thèmes évoqués dans ce livre sont d'ailleurs proches des idées développées dans Siècle bleu et sur ce blog, avec un regard différent, donc complémentaire.
L'intrigue du roman s'articule autour de Sila, un clandestin africain qui fuit la misère de son pays pour s'établir en France où ses talents lui permettront de devenir serveur dans l'un des meilleurs restaurants de Paris. Dans ce restaurant, un riche américain, spécialiste des prêts immobiliers aux familles défavorisées (les fameuses "subprimes"), lui casse le nez sous l'oeil d'un oligarque russe et de deux jeunes français dont l'un vient fêter son embauche chez Goldman Sachs. Devant cet acte gratuit et violent, aucun ne réagit. Cette passivité marquera pour chacun des personnages leur entrée dans la barbarie, dans l'inhumain, et sera le début d'une longue descente aux enfers. Fabrice Humbert, à travers la trajectoire de ces 4 personnages, pointe ce moment charnière où la vie d'un humain bascule du côté du héros ou de celui du monstre (j'ai longuement développé cette idée dans le post "La ligne de partage entre le bien et le mal"). L'indifférence est un premier pas vers la compromission, et elle même un premier pas vers la monstruosité.
Fabrice Humbert nous donne évidemment les clés historiques et économiques pour comprendre la crise des subprimes, la genèse des oligarques (qui ont réussi sous l'ère Eltsine le plus grand pillage de l'histoire de l'humanité) et l'avidité sans limites des grandes banques, mais il nous permet surtout de les appréhender par le prisme de ses personnages. C'est là que ce livre est vraiment puissant car le développement exponentiel de chacun de ces trois Golem, est lié aux choix d'êtres humains qui, en raison de leurs faiblesses, ont entraîné l'humanité au bord du précipice. Le roman permet de donner une clé de lecture (mais pas de solution malheureusement) à ces événements, clé de lecture qui serait inaccessible à l'essai. L'écueil aurait été de tomber dans la caricature de ces personnages (et de nombreux romans qui se sont intéressés à ces problématiques se sont brisés sur cet écueil), mais comme en aucun cas Fabrice Humbert ne juge, il se borne à décrire leur fonctionnement psychologique (et leurs douleurs) et il s'en sort donc à merveille. Le résultat n'en est que plus accablant pour les protagonistes.
Quelques morceaux choisis en guise de mise en bouche :
Toute société, en ses origines, est dirigée par des voleurs et des criminels, qui s'imposent dans un monde sans loi, et ce n'est qu'ensuite, par le gauchissement de l'épopée et de la mémoire, que les criminels deviennent de grands hommes. Les seigneurs du Moyen-Âge furent des pilleurs sauvages, comme l'avaient été les premiers Grecs et les premiers Romains. De même que les millionnaires du XIXe siècle américain furent des bandits érigeant leur fortune d'acier et de pétrole dans le vol et le chantage avant de se refaire une morale dans de belles fondations artistiques et citoyennes dont leurs descendants s'enorgueillissent, Lev appartient à une époque sauvage où les criminels et les voleurs arrachèrent les meilleurs morceaux de la dépouille impériale. (p. 41)
Des chercheurs et des écrivains ont également analysé le lent cheminent du Mal, dans sa banalité, altérant peu à peu un homme tout à fait ordinaire. (p. 49).
Dans l'édifice éternel du mariage, la faille béante de la violence venait de s'ouvrir. (p. 127).
Ce livre ne plaira certes pas à tout le monde (mais faut-il qu'un livre plaise à tout le monde ?) car il traite de problématiques a priori austères, mais je suis certain qu'il trouvera un large public car la manière de les aborder est audacieuse. Fabrice Humbert avait signé l'an dernier L'Origine de la violence, un roman épatant qui nous menait sur les traces d'un jeune professeur de français qui découvrait, lors d'un déplacement avec sa classe à Büchenwald, qu'un des prisonniers ressemblait à son père. A travers la quête de son véritable grand-père, le professeur découvre l'origine de la violence qui le ronge depuis sa naissance. La Fortune de Sila aurait également pu s'appeler "l'origine de la violence contemporaine". On lui souhaite en tout cas le même succès (L'Origine de la violence a remporté le prix Orange ainsi que le prix des Grandes Ecoles).