Cet article est le troisième de mon enquête sur Biosphere 2 (je vous conseille de lire les précédents articles avant celui-ci):
- Partie 1 : Biosphere 2, la genèse du projet,
- Partie 2 : Biosphere 2, construction et désillusions,
- Partie 3 : Biosphere 2, rencontre avec des Biosphériens.
- Partie 4 : Biosphere 2, la vérité qui dérange.
Afin de comprendre ce qui s’était réellement passé dans Biosphere 2, il fallait que j'approche directement des acteurs de ce projet. C’était d’autant plus important, que le roman que j’avais commencé à écrire se déroulait en partie à Biosphere 2 et que je devais tirer ça au clair avant de le terminer.
En 2006, j’étais tombé par hasard sur le roman Le Rêve de White Spring de Michèle Decoust, paru aux Editions du Seuil. Ce livre magnifique raconte de façon romanesque l’épopée de Biosphere 2 mais transposée en Australie, au cœur des pistes du rêve. Il était indiqué en quatrième de couverture que Michèle Decoust avait participé au projet Biosphere 2. C’était donc à ma connaissance la seule personne en France à avoir côtoyé les initiateurs du projet, je tenais mon lien avec les créateurs du projet.
Après de nombreux échanges électroniques, j’ai finalement rencontré de Michèle Decoust en mai 2008 à Paris (la première version de mon roman était alors terminée). Journaliste (proche de la revue Nouvelles Clés que j’apprécie), réalisatrice (je vous ai parlé de son dernier film sur Auroville), écrivain et ethnopharmacologue, elle parcourt le monde ce qui explique pourquoi il était difficile de la rencontrer. Michèle est une personne admirable, qui est depuis devenue une amie. Nous partageons de nombreuses références et elle s’est tout de suite intéressée à mon projet de roman.
Michèle a vécu l’aventure de Biosphere 2 de très près. Elle avait rencontré l’équipe de John Allen en Australie dans les années 80 et est devenue la petite amie de Phil Hawes, l’architecte de Biosphere 2 (un élève du célébrissime Frank Lloyd Wright). Elle les a suivis jusqu’en Arizona en 1988 et y a passé plusieurs années en tant que réalisatrice pour filmer la construction de la Biosphère, qu’elle compare à celle des cathédrales. Elle était la mémoire de Biosphere 2. Elle a interviewé et filmé tous les penseurs et personnalités qui s’étaient rendus sur le site (Ravi Shankar, Charles Mingus, James Lovelock, William Burroughs, Buckminster Fuller, Marlon Brando mais aussi des astronautes, des stars du cinéma, des leaders religieux, des scientifiques, des têtes couronnées européennes…). Même si elle ne faisait pas partie des 8 biosphériens à l’intérieur, elle a été profondément marquée (positivement) par cette expérience et en garde des souvenirs de rencontres extraordinaires. On pourrait même parler d’illumination. Michèle en a tiré un documentaire de 52 minutes intitulé « Bouddha et la Biosphère » (qu’elle présente de temps à autre dans des festivals, guettez sa prochaine projection sur Internet) et son roman Le Rêve de White Spring.
Grâce à elle, le 12 décembre 2008 (soit près de 20 ans après avoir lu l’article séminal de Science&Vie sur le projet), j’ai enfin rencontré mes « héros » : Abigail Alling (« Gaie ») et Mark Van Thillo (« Laser »), deux des huit fameux biosphériens. Ils étaient de passage à Paris pour quelques jours chez Michèle Decoust. Elle a organisé un petit dîner dans son appartement qui domine les toits de Paris. Soirée inoubliable, véritable rencontre du troisième type.
Gaie et Laser sont des êtres humains extraordinaires qui savent vivre leurs rêves. Simples, abordables, doués d’une incroyable compassion pour le genre humain et la biosphère. Comme Michèle Decoust, l’expérience de Biosphere 2 les a transformés. Physiquement et spirituellement. 15 ans après (ils sont sortis de la Biosphère en septembre 1993), les marques de l’expérience sont indélébiles. Ils considèrent, sans prétention, qu’ils ont été des extraterrestres sur Terre pendant deux ans. En écoutant leur récit, on ne peut que les croire.
Lorsqu’ils sont rentrés dans la biosphère, Gaie et Laser avaient respectivement 29 et 27 ans (Gaie se trouve à l’extrême gauche de la photo et Laser à l’extrême droite). Ils étaient donc très jeunes (si l’on compare par exemple à l’âge des astronautes qui ont plutôt en moyenne la quarantaine). Ils avaient rencontré John Allen (le créateur du projet donc j'ai parlé dans un précédent post), des années auparavant et avaient déjà réalisé de nombreuses missions avec l’Institut d’Ecotechnique, notamment sur un bateau lui aussi utopique, l’Heraclitus.
L’Heraclitus est une sorte de jonque, imaginée et construite par John Allen et ses équipes au milieu des années 70 à Oakland, dans la baie de San Francisco. Michèle Decoust a réalisé un autre splendide documentaire sur ce bateau, Le Dragon des Mers, où l’on voit notamment des images d’archive de sa construction. A bord de l’Heraclitus qui les a menés jusqu’en Antarctique, ils ont appris les contraintes de la vie en communauté dans un espace confiné et ils ont forgé les valeurs nécessaires pour vivre en autarcie pendant deux ans. C’est sur la base de ces critères d’endurance, de solidarité, de travail en équipe et d’ouverture d’esprit que John Allen les a sélectionnés, comme les 6 autres. Gaie était diplômée en écologie de Yale, et sa spécialité était les mammifères marins. Dans Biosphere 2, elle était plus particulièrement en charge de la conception et de l’entretien de l’océan et du récif corallien. Laser, originaire d’Anvers, après des études à l’Institut technique Don Bosco, a voyagé pendant des années (notamment à bord de l’Heraclitus) où il s’est passionné pour les systèmes mécaniques et écologiques. A lui seul, et malgré son jeune âge, il était responsable de toutes les machines à l’intérieur de Biosphere 2… Heureusement qu’il était un bricoleur de génie.
Voilà donc nos 8 aventuriers catapultés à l’intérieur de la biosphère. Là, un travail herculéen les a attendus, comparable à l’épreuve des écuries d’Augias. Le choix du nom de l’Heraclitus avait été prémonitoire ; John Allen, qui ne laissait rien au hasard, l’avait probablement anticipé. Le maintien en condition de la biosphère (agriculture, élevage, ménage, arrachage des mauvaises herbes, nettoyage de l’océan, contrôle des espèces nuisibles, réparations en tout genre, préparation des repas à partir des seules productions de la biosphère) leur prenait en effet un temps fou, la majeure partie du temps de leur journée même, ne laissant que peu de temps pour les expériences « scientifiques » (même si comme on le verra plus loin, vivre dans la Biosphere 2 constitue en soi une expérience unique).
A cette activité harassante, se sont combinées des conditions de vie à l’intérieur de la biosphère extrêmement rudes : dans cet écosystème artificiel, la composition atmosphère atteint un équilibre un équilibre différent de celui que nous connaissions sur Terre. Les niveaux de CO2 ont atteint des niveaux records (jusqu’à 3400 ppm contre 380 ppm sur Terre) avec de très amples variations journalières et saisonnières, et l’oxygène se mit à disparaître mystérieusement conduisant à réinjecter de l’oxygène dans la biosphère. Après deux ans dans ces conditions hostiles, dignes d’un autre monde, les biosphériens ont tenu et sont ressortis rachitiques et épuisés. Au lieu d’être acclamés comme des héros, ils ont été la cible d’âpres critiques. Ils ne s’en sont jamais réellement remis.
Ces critiques avaient commencé avant même le début de l’expérience. Un article de Marc Cooper dans le magazine new-yorkais Village Voice publié le 2 avril 1991 (l’expérience a commencé le 26 septembre 1991) avait mis le feu aux poudres.
Nous avons passés ces critiques en revue avec Gaie et Laser et voici leurs réponses.
- Biosphere 2 est une escroquerie, de l’air y a été réinjecté : cet argument a été utilisé par toute la presse. Tout d’abord ce n’est pas une escroquerie, car les promoteurs du projet ne l’ont jamais caché, ils ont juste été maladroits. La responsable des relations publiques (dont ce n’était pas la formation) aurait pu communiquer en indiquant que cette première mission de deux ans était inédite et que tout ne serait pas parfait du premier coup. Dieu n’a pas fait le monde en un jour. Et puis le volume d’air injecté était mesurable et en soi ne pertubait pas l’expérience mais permettait juste qu’elle se poursuive. Au lieu de cela, les promoteurs du projet ont ignoré les journalistes (même parfois pris de haut), ce qui a renforcé les suspicions à l’égard du projet. Ces erreurs de communications sont cruciales pour comprendre l'échec de Biosphere 2. Pour en avoir discuté avec les protagonistes, elles sont dues à :
- un manque d’expérience de la relation avec les journalistes notamment au niveau de la responsable de la communication. Cette partie de l’équipe aurait dû être mieux choisie,
- un manque de temps criant car toutes les équipes (à l’intérieur et à l’extérieur) étaient surchargées et n’avaient pas le temps matériel de répondre aux sollicitation des journalistes,
- un sentiment de non-nécessité de se justifier car le projet était une initiative privée. C’est là que l’erreur a sans doute été la plus grande.
- Les participants entraient et sortaient de la Serre. C’est absolument faux. Les Biosphériens ont vécu en isolement total dans un « autre monde » pendant 2 ans. Les tensions personnelles et entre les groupes d’individus ont été nombreuses, mais ils n’ont jamais craqué. Il y a eu une seule exception, Jane Poynter, qui a dû sortir après quelques jours, se faire recoudre un doigt que le Docteur Ray Walford (à l’intérieur) n’avait pas pu soigner, les sas sont restés complètement fermés. Quand elle revint dans la Serre quelques heures après, on l’accusa de tous les maux.
- Pas de science dans Biosphère 2 : Le principal enseignement de cet expérience est humain. Même si l’expérience n’était pas parfaite, elle a aussi permis plusieurs découvertes ou développements technologiques. Par exemple, lorsque l’oxygène disparaissait de la biosphère, ils l’ont recherché partout (dans d’éventuelles fuites, dans les sols…) mais ils se sont rendus compte qu’il était en fait fixé dans le béton avec du CO2. Avant Biosphere 2, on n’aurait jamais pensé cela. Avec un simple vernis naturel, le béton a été traité et n’a plus absorbé l’oxygène. Ils ont également aussi mis au point des systèmes de recyclage des eaux par des boues que Mark Nelson, l’un des biosphériens, a par la suite commercialisés : Waste Water Gardens.
- La Biosphère a été infestée par les insectes nuisibles : pour Gaie et Laser, le fait que les fourmis et les cafards se soient multipliés n’est pas négatif. En effet, Biosphere 2 étant très différente de Biosphere 1 (la Terre), l’équilibre des espèces qui s’y forme n’avait aucune raison d’être le même.
- Biosphere 2 est gérée par une secte : comme je vous l’avais expliqué dans un précédent post, les biosphériens faisaient du théâtre, de la méditation, sous l’impulsion de John Allen au sein du groupe Synergia. Ce groupe a été accusé de secte ce qui est faux même si John Allen peut quand même être considéré comme un maître à penser, mais c'est plus un leader qu’un gourou.
Au-delà de ces critiques, qu’ils ont toujours du mal à encaisser, Gaie et Laser m’ont raconté les enseignements qu’ils avaient tirés de cette expérience. Dans Biosphere 2, une pollution isolée avait des conséquences visibles et sensibles partout ailleurs en l'espace de quelques heures ou quelques jours, pas quelques décennies. Ils ont donc ressenti viscéralement ce que c’était de vivre dans un monde où tout interconnecté (très peu d’humains ont eu cette révélation). Ils ont appris que nous devons nous conduire en « équipage », en « intendant » (notion de stewardship en anglais) et non pas en « passager » sur cette planète. Ils ont également reconnu qu’ils étaient trop peu nombreux pour concevoir, construire et opérer une biosphère dans des temps si courts. Le budget de deux cents million de dollars injecté par Ed Bass étaient finalement modeste en regard de ce qu’ils ont accompli.
Ils estiment aussi que ce projet est arrivé trop tôt pour deux raisons. La première c’est qu’en 1991, la prise de conscience sur l’effet du CO2 était encore très limitée et les conclusions physico-chimiques de Biosphere 2 n’intéressaient personne. Le grand public n’était pas éduqué pour comprendre. A l’heure actuelle, après l'entrée en vigueur du protocole de Kyoto et la vulgarisation de la problématique par les médias, un tel projet aurait eu beaucoup davantage de répercussions. La deuxième raison qui leur fait dire que ce projet est arrivé trop tôt, c’est qu’à cette époque le web n’existait pas vraiment. En 1993, le World Wide Web n’était en effet en qu’à ses balbutiements. Je suis rentré en école d’ingénieur en septembre 1993 et à cette époque il n’y avait que quelques centaines de serveurs web de part le monde (nous avions d’ailleurs monté à l’Ecole l’un des tous premiers serveurs français et l’on découvrait chaque semaine les nouveautés du langage HTML que je testais sur ma page personnelle), à l’époque on connaissait encore le web par cœur et on regardait chaque jour les nouveaux serveurs qui apparaissaient. Avec le web, la communication du projet n’aurait pas dû nécessairement passer par les fourches caudines journalistes (évitant cette campagne de dénigrement dont ils ont été victimes). L’équipe de Biosphère 2 aurait donc piloté sa communication et les internautes se seraient rendus compte en temps réel de la dureté des conditions de vie à l’intérieur de la serre et de l’intérêt de l’expérience. Le rôle éducatif de la biosphère aurait pu être extraordinaire. Tous les enfants qui visitaient le site étaient enchantés par ce qu’ils découvraient. Avec le web, ils auraient été des millions à pouvoir virtuellement effectuer ce pèlerinage.
Cette confession de Gaie et Laser, les larmes aux yeux quand ils évoquaient leur biosphère, était extrêmement touchante. Tout ce qu’ils m’ont dit correspondait à ce que j’avais pressenti depuis 20 ans : cette expérience avait été extraordinaire et avait été enterrée par l’establishment américain hostile à une telle révolution. La réussite d’une telle utopie privée aurait été problématique pour eux. Même si je n’avais pas vécu la même chose qu’eux, nous nous sommes sentis complètement en osmose, tellement cette expérience me tenait aussi à cœur et tellement j’en avais rêvé. Ce qui s’est noué pendant cette soirée était extrêmement puissant. La dernière heure de discussion fut inoubliable, à parler de dauphins, des coraux, de la Terre, du rôle de la technologie et de l’avenir de l’homme.
Je devrais les revoir bientôt, ils sont en ce moment à Malte, où ils préparent un nouveau bateau pour la Pacific Coral Reef Foundation, la fondation de protection des coraux dont ils s’occupent.
En se quittant, ils m’ont dit que je ne pourrais pas complètement comprendre Biosphere 2 si je ne rencontrais pas John Allen. Cette rencontre fut plus dure à monter mais je l'ai finalement vu le 20 octobre 2009 à Paris. Compte-rendu bientôt sur ce blog.
PS : deux coïncidences bizarres pendant cette soirée : j'avais imaginé dans mon roman que la forêt vierge de Biosphere 2 cachait de mystérieuses plantations d'ayahuasca (une plante sacrée hallucinogène utilisée par les chamanes d'Amérique du Sud) et que l'océan contenait un tridacne géant (le plus gros des coquillages), et bien j'avais vu juste ! Gaie et Laser étaient circonspects, moi aussi.