Il faut se rendre en effet à l'évidence : l'économie mondiale qu'analyse les économistes est un phénomène qui résulte de la somme des activités humaines, et ses tenants et aboutissants échappent à tout le monde. C'est un système extrêmement complexe que personne ne comprend ni ne maîtrise. Nous avons enfanté un Golem que nous ne pilotons plus (c'est pas très malin et il faudra y remédier).
Il faudrait donc considérer cette discipline avec humilité et non pas avec impertinence et aplomb comme le font certains. Nous ne sommes qu'aux balbutiements de la compréhension du système économique mondial et l'accélération/complexification connue depuis 20 ans fait que plus personne ne sait vraiment où on va (les quelques-uns qui le savent ou pourraient le savoir n'ont aucun intérêt à le dire). Le seul moyen de s'en sortir c'est de revenir à des principes de base (du genre "un sou est un sou") mais les choix économiques de ces dernières décennies semblent ne pas avoir été guidés par la raison. Ce que je vois, c'est que l'endettement a gangrené toute la société (individus, entreprises, municipalités, régions, Etats), et qu'une grande partie de la croissance que nous avons connue dans le passé était financée par ce recours au crédit (utile parfois mais pas dans de telles mesures) et qu'une grosse partie de ces investissements ne seront absolument pas créateurs de valeur dans la durée. Les générations futures vont donc payer cher la soit-disant croissance des 20 dernières années. Et malheureusement on aura du mal à remettre les compteurs à zéro pour tout le monde, donc il va falloir vivre avec ce lourd fardeau.
Chez les paysans, on disait bien qu'il fallait craindre l'emprunt comme la "tire" (le vol). Le fameux André Piatier (directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, ancêtre de l'EHESS) avait dit à mon père que l'économiste qu'il vénérait le plus était Antoine Pinay. Pinay n'était pas économiste de formation, mais chef d'une petite entreprise, plus précisément d'une tannerie à Saint-Chamond. Pour lui la comptabilité de l'Etat n'était pas différente de celle de sa société, et il avait bien raison. Celui qui fut l'architecte sous de Gaulle du passage au nouveau franc avait justement dit à Piatier que "l'économie c'était du bon sens et de l'amour". Pinay avait en effet un bon sens légendaire, qui lui faisait dire par exemple que l'on ne dépense pas plus que les recettes rapportent. Regardez par exemple aussi cette courte interview datant de janvier 1980 sur les archives de l'INA de Pinay par Jean-Claude Bourret sur la hausse du prix de l'or. La dernière phrase est vraiment limpide. Ce bon sens semble aujourd'hui une valeur oubliée. Revenons-y !
Si Pinay voyait le projet de budget de l'Etat 2009, il se retournerait dans sa tombe. 100 milliards d'euros de déficits ! Heureusement que l'on utilise la supercherie d'exprimer le déficit en pourcentage du PIB et non plus en pourcentage des recettes. En effet le PIB France est grosso modo 4 à 5 fois plus élevé que les recettes de l'Etat, donc quand on parle de 6 ou 7% de déficit, cela fait en un déficit ramené aux recettes (la seule métrique qui ait un sens) de 25 à 30%. Je ne sais pas quel économiste a eu l'idée de génie d'utiliser le PIB comme métrique mais c'est un malfrat. On n'a qu'à utiliser le PIB américain ou chinois ou de l'humanité tant que l'on y est ?!! Cette brillante idée doit certainement nous venir de Bruxelles où les mauvais économistes sont légion. Un chef d'entreprise qui gérerait de façon raisonnée une entreprise qui perd 25% de son chiffre d'affaires, demanderait à tout le monde de se serrer la ceinture. Au lieu de ça, chez nous en France on fait comme si c'était normal, passager et que tout allait bien. Tout ça parce que des élections régionales arrivent dans 6 mois. Mais où va-t-on ? Un politique n'a plus le droit d'annoncer de mauvaises nouvelles ?
A ma connaissance, l'économie est par ailleurs le seul domaine des sciences, où certains chercheurs se prétendent compétents dans tous les pans de leur discipline. En mathématiques, jamais un spécialiste de la théorie des nombres ne s'exprimera sur les dernières avancées pour la résolution d'équations différentielles stochastiques (à part peut-être Terence Tao, un génie dont je vous parlerai un de ces jours). Le mathématicien dira qu'il ne sait pas. L'Economiste lui se mettra à parler et à affirmer ! Les spécialistes de l'économie du développement s'exprimeront donc allègrement sur l'inflation et inversement. Rares sont ceux qui ont l'honnêteté de se déclarer incompétent. Par définition, comme Monsieur Jourdain, les économistes doivent être savants sur toutes les questions alors que souvent leurs points de vue ne valent guère plus que l'avis de Madame Michu sur la météo. Je le vois tous les jours dans mon domaine (l'économie de l'énergie). La plupart des économistes ont une vision complètement théorique, partielle et édulcorée de ce que sont les marchés, et c'est bien là le problème car les marchés sont la clef pour comprendre la folie du monde. Le marché n'est pas forcément mauvais tant qu'il est une extension naturelle du commerce, mais on a ces dernières années fait rentrer des choses dans les marchés qui n'ont rien à voir avec le commerce. La main invisible s'est transformée en coup de poing dans la gueule et les économistes ne s'en sont pas aperçu.
En faisant croire aux dirigeants qu'ils sont compétents sur tout, certains économistes leur ont donné des conseils désastreux (je voudrais bien que dans 5 ans on analyse les effets keynésiens du plan de relance ou du grand emprunt de Sarko...). Ils ont été incapables de comprendre/anticiper les dangers de la dérive du système financier et encore moins d'en avertir les politiques, car chez les économistes il est beaucoup plus dangereux pour sa carrière de prévoir une crise qui n'arrive pas que l'inverse. Le droit à l'erreur est largement permis dans cette profession (car c'est compliqué l'économie !), mais on n'aime pas les Cassandre. Les économistes doivent être des optimistes. Par ailleurs, la moindre remise en cause du système qu'ils sont sensés analyser pourrait remettre en cause le système qui les rémunère. Là, on est aux antipodes de l'objectivité et de la liberté nécessaire à l'exercice de la science. Je ne dis cependant pas que les économistes sont responsables de la crise actuelle, qui est plutôt dûe à un laxisme des Etats (conseillés par de mauvais économistes ?) et des régulateurs, une recherche du profit irréaliste des actionnaires, mais surtout à une profession financière qui a créé un commerce d'actifs toxiques qui n'auraient jamais dû voir le jour. Voir à ce titre, mon post de janvier dernier, les nénuphars de la City, où je m'attaquais à ces inconscients de la finance.
Il y a heureusement encore beaucoup de bons économistes, mais en général ce sont ceux qui se savent se taire (j'aime par exemple beaucoup les travaux d'André Orléan du CEPREMAP et je vous conseille la lecture de son papier "De l'euphorie à la panique : penser la crise financière" ou les chroniques d'Ivar Ekeland dans le magazine Pour la Science, comme celle du mois d'août 2009 : comment profiter des pauvres, ou celle de septembre sur la définition actuelle pernicieuse du concept d'actionnaire : mauvaises actions). Ceux qui parlent tout le temps et sur tout, ne valent pas mieux que les astrologues qui conseillaient les cours d'antan.
Voilà, c'était mon coup de gueule du jour. On n'est pas bien avancé pour autant car qui va du coup nous proposer le nouveau système économique dont l'humanité a besoin pour organiser son "petit monde" ? On attendait beaucoup des leçons de la crise, mais pour l'instant on ne voit rien venir. L'humanité continue dans sa course folle. Il faudra que ça aille plus mal. D'une certaine façon tant mieux, car ça arrive.
Analyse
La crise remet en cause le savoir et le statut des économistes, par Frédéric Lemaître
LE MONDE 04.09.09 13h32 • Mis à jour le 04.09.09 13h32
N'en déplaise aux républicains que nous sommes, c'est à la reine d'Angleterre que nous devons la question la plus pertinente posée jusqu'ici sur la crise financière. "Comment se fait-il que personne ne l'ait prévue ?", a-t-elle demandé, fin 2008, lors d'une visite à l'influente London School of Economics. La question eut le mérite d'ouvrir outre-Manche un débat public qui, chez nous, n'a malheureusement pas encore émergé.
Il a fallu plus de six mois pour qu'un groupe d'éminents économistes britanniques fasse parvenir la réponse à Buckingham Palace, mais, depuis juillet, la reine sait. Elle sait que "l'échec à prévoir la date, l'importance et la gravité de la crise et à endiguer celle-ci, bien qu'il y ait de nombreuses causes, était surtout un échec de l'imagination collective de nombreuses personnes brillantes, dans ce pays et à l'étranger, à comprendre les risques du système, dans son ensemble". D'autres ont été moins diplomates. Pour Paul Krugman, Prix Nobel d'économie 2008, ces trente dernières années, la macroéconomie "avait au mieux été spectaculairement inutile, au pire carrément nuisible", selon des propos rapportés par The Economist (du 16 juillet).
Il est dommage qu'un tel débat soit réservé aux initiés. Après tout, les économistes constituent sans doute la profession qui a le plus d'influence sur les hommes politiques et donc sur nos vies. Depuis deux siècles, ils tentent de nous convaincre que leur discipline est aussi sérieuse que la physique ou la chimie. Et si Alfred Nobel n'avait pas prévu de lui décerner de prix, la Banque de Suède a obtenu en 1968 le droit de créer le "prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel" vite devenu le "Nobel d'économie". Pour les intéressés, rien de plus normal. Le dernier ouvrage de Pascal Salin, enseignant à Paris-Dauphine et libéral convaincu, en dit long sur l'état d'esprit de la profession. Son titre ? L'économie ne ment pas (Fayard, 2008). (commentaire de JP Goux : l'auteur de ce livre n'est pas Pascal Salin mais Guy Sorman) Son fil conducteur ? "L'économie est une science ; son objet est de distinguer entre les bonnes et les mauvaises politiques." Parmi les dix vérités établies : "La création de marchés financiers complexes a conduit à des progrès économiques véritables. Cette sophistication financière a facilité la répartition mondiale des risques, permettant ainsi un plus grand nombre de prises de risques, ce qui amplifie l'innovation."
On sourit, mais, jusqu'à la crise, cette idée était assez communément partagée. De même, bien peu remettaient en question la sacro-sainte efficience des marchés. D'où les théories libérales appliquées un peu partout depuis une trentaine d'années. Et des partis pris, comme l'obligation faite par le FMI et l'OCDE aux pays émergents de libéraliser les marchés de capitaux. Pourtant, comme le remarque Francis Fukuyama dans la revue The American Interest (septembre), "le secteur financier asiatique est l'un des moins libéralisés, mais cela ne l'a pas empêché de réaliser depuis trente ans des taux de croissance jamais atteints".
Logiquement, la crise devrait au moins remettre en cause la macroéconomie et l'économie financière. La première a manifestement trop cru à l'efficience des marchés et est restée obnubilée par l'inflation sans voir la bulle des actifs financiers. La seconde, elle, est accusée d'avoir négligé la réalité. "Une grande partie de la littérature (économique) contemporaine est progressivement passée sous le contrôle de purs mathématiciens, plus préoccupés de théorèmes que de l'analyse du réel", déplore l'économiste Maurice Allais dans la revue Economie politique (été 2009) avant de rappeler que "c'est seulement dans la voie d'un immense effort de synthèse que les sciences sociales peuvent aujourd'hui réaliser de grands progrès".
Mais les critiques vont au-delà. Formés pour la plupart durant les "trente glorieuses", les économistes n'ont pas encore analysé l'importance prise par la finance dans les économies développées. Quand une banque est-elle réellement "trop grosse pour mourir" ? Quand fait-elle vraiment courir un risque à l'ensemble du système financier ? Quelle est la rémunération optimale d'un trader ? Est-il logique que, dans les pays occidentaux, près de la moitié des profits des grandes entreprises mondiales soit aujourd'hui réalisée par des institutions financières qui ne créent pas de richesses, stricto sensu ? Les marchés peuvent-ils s'autoréguler ou sont-ils intrinsèquement instables (thèse de l'économiste français André Orléan) ?
A ces questions, les économistes apportent peu de réponses convaincantes. Pourquoi ? Dans sa revue, Francis Fukuyama remarque : "De nombreux économistes et professeurs de finances de business schools travaillent pour des banques d'investissement et des hedge funds, les aidant à élaborer des modèles complexes qui, rétrospectivement, se sont révélés inadéquats à prévoir les risques. Par là même, ils ont un intérêt personnel dans le succès du secteur financier qui n'est compensé par aucune incitation à penser que le secteur, dans son ensemble, détruisait davantage de valeur qu'il n'en créait." Une critique qui s'applique à nombre d'économistes français influents, la composition du Conseil d'analyse économique en témoigne. D'où peut-être le silence de la profession.
Courriel : lemaitre@lemonde.fr.
Frédéric Lemaître (Rédaction en chef)
Article paru dans l'édition du 05.09.09